« Il faut être prêt à se débarrasser de la vie qu’on a prévue pour avoir la vie qui nous attend. »
Joseph Campbell
Les faits :
Tous les lieux, œuvres, théories scientifiques et organisations religieuses cités dans cet ouvrage sont authentiques.
Le vieux train à crémaillère gravissait la pente raide. Edmond Kirsch observait la crête déchiquetée. Au loin, accroché à la falaise, le monastère en pierre semblait suspendu dans le vide, comme s’il ne faisait qu’un avec la paroi verticale.
Ce sanctuaire de Catalogne résistait à la gravité depuis plus de quatre siècles, sans jamais faillir à sa mission : couper ses occupants du monde extérieur.
Et pourtant ils vont être les premiers avertis ! songea Kirsch.
Quelle allait être leur réaction ? De tout temps, les hommes les plus dangereux sur terre ont été les hommes de Dieu.
Et je vais jeter un épieu en feu dans le nid de frelons !
Lorsque le train atteignit le sommet, Kirsch aperçut une silhouette solitaire sur le quai. L’homme, squelettique, coiffé d’une calotte de prélat, portait la robe violette des évêques catholiques et un surplis blanc. Reconnaissant le visage émacié qu’il avait vu en photo, Kirsch eut une montée d’adrénaline.
Valdespino ! Il était venu l’accueillir en personne !
L’archevêque Antonio Valdespino était une grande figure de l’Espagne. Non seulement il était le conseiller et ami du roi, mais également l’un des plus farouches défenseurs des valeurs traditionnelles de l’Église et un conservateur notoire en matière de politique.
— Edmond Kirsch, je présume ? s’enquit l’ecclésiastique.
— Je plaide coupable ! répondit Kirsch dans un sourire. (Il tendit le bras pour serrer la main maigre de l’ecclésiastique.) Je vous remercie d’avoir organisé ce rendez-vous.
— J’ai apprécié votre requête. (La voix de l’archevêque était plus forte qu’il ne l’aurait pensé — une voix claire qui portait comme une cloche.) Il est rare que des hommes de science nous consultent, en particulier une sommité comme vous. Par ici, je vous prie.
Au moment où les deux hommes se mettaient en marche, une bourrasque souleva la robe de l’archevêque.
— Je ne vous imaginais pas comme ça. Pour un scientifique vous êtes plutôt… (Il contempla avec un certain dédain le costume Kiton, le fameux modèle K50, et les souliers Barker en cuir d’autruche.) Branché, c’est comme ça qu’on dit ?
Kirsch eut un sourire poli.
Oui, au siècle dernier ! railla-t-il intérieurement.
— J’ai lu vos hauts faits, mais je ne suis pas sûr d’avoir bien compris votre travail.
— Je suis spécialisé en théorie des jeux et modélisation.
— Vous créez donc des jeux d’ordinateur pour les enfants ?
Évidemment, l’ignorance de l’archevêque était feinte. Valdespino était parfaitement au fait de la technologie et mettait souvent en garde ses ouailles contre ses dangers.
— Non, monseigneur, la théorie des jeux est un champ des mathématiques qui tente d’édifier des modèles pour prédire l’avenir.
— Ah oui. Je crois avoir lu que vous avez prédit la crise financière en Europe, il y a quelques années ? Et comme personne n’a voulu vous écouter, vous avez mis au point un programme qui a sauvé l’Union européenne alors que tout le monde la croyait morte. Je me souviens de votre déclaration, restée dans les annales : « À trente-trois ans, j’ai le même âge que le Christ quand il a ressucité. »
Kirsch grimaça.
— La métaphore n’était guère heureuse, monseigneur. J’étais jeune.
— Jeune ? Et quel âge avez-vous donc aujourd’hui ? Quarante ans ?
— Tout juste.
Le vieil homme sourit alors que le vent de la montagne agitait toujours sa soutane.
— Les faibles sont censés hériter de la terre, mais c’est aux jeunes qu’elle appartient en vérité — à ceux qui versent dans la technologie, qui scrutent des écrans au lieu de sonder leur âme. Je ne pensais pas qu’un jour j’aurais l’occasion de rencontrer le champion de cette génération. Vous savez comment ils vous appellent ? Le prophète.
— Un piètre prophète, en l’occurrence. Quand j’ai sollicité une audience auprès de vous et de vos collègues, j’ai calculé que je n’avais que vingt pour cent de chances que ma requête soit acceptée.
— Comme je l’ai dit à mes confrères, le croyant a toujours à apprendre de l’infidèle. C’est en écoutant la voix du malin que l’on entend mieux celle de Dieu. (Valdespino esquissa un sourire.) Je plaisante, bien sûr. C’est de l’humour de vieil ecclésiastique. Avec l’âge, j’oublie parfois les bonnes manières.
Il fit signe à Kirsch d’avancer.
— Les autres nous attendent. Par ici, je vous prie.
Kirsch contempla la citadelle perchée au-dessus d’un à-pic de plusieurs centaines de mètres se perdant tout en bas dans un camaïeu de verts. Il détourna les yeux et suivit l’archevêque le long d’un chemin à flanc de falaise, reportant ses pensées sur la réunion qui l’attendait.
Il avait demandé une audience avec trois chefs religieux qui venaient d’assister à une grande conférence tenue dans ces murs vénérables.
Le Parlement des religions du monde.
Depuis 1893, des centaines de représentants de près de trente religions se rassemblaient dans divers endroits de la planète pour participer à une semaine de débats interconfessionnaux. L’assemblée comptait des prélats de la chrétienté, des rabbins, des mollahs venant des quatre coins du globe, des pujaris hindous, des bhikkhus bouddhistes, des jaïns, des sikhs, et tant d’autres encore.
La mission de ce Parlement était, pour reprendre sa devise : « Cultiver l’harmonie entre les religions, jeter des ponts entre les diverses spiritualités et célébrer le fond commun de toutes les fois du monde. »
Une noble quête, songea Kirsch, même s’il jugeait l’initiative vaine. Chercher un point d’intersection dans un méli-mélo de fables, de mythes et de vieilles légendes !
Pendant qu’il marchait derrière le prélat, il contempla le vide béant sous ses pieds.
Moïse a gravi une montagne pour entendre le mot de Dieu… et moi, j’en gravis une pour faire exactement l’inverse.
Faire ce chemin était certes une obligation morale, mais l’orgueil y avait sa part : Kirsch était impatient d’être assis face à ces représentants du clergé pour leur annoncer leur fin imminente.
Vous avez eu votre temps, votre vérité. C’en est terminé.
— J’ai étudié votre CV, déclara l’archevêque. Vous avez donc fait Harvard ?
— Exact.
— J’ai lu récemment que pour la première fois dans l’histoire de l’université on trouve parmi les étudiants plus d’athées et d’agnostiques que de pratiquants d’une quelconque religion. Ça en dit long sur notre société, n’est-ce pas ?
C’est la preuve que les étudiants sont de plus en plus intelligents ! se dit Kirsch.
Le vent forcit lorsqu’ils atteignirent l’édifice. Dans le hall d’entrée, l’air sentait l’encens. Les deux hommes empruntèrent une série de couloirs noyés d’ombres. Devant Kirsch, l’archevêque n’était qu’une forme noire. Enfin, ils arrivèrent devant une porte, une porte curieusement petite comparée aux imposantes dimensions du bâtiment. L’ecclésiastique frappa, poussa le battant et fit signe au visiteur de le suivre.
Guère rassuré, Kirsch franchit le seuil.
Il se retrouva dans une pièce rectangulaire. Les hauts murs étaient couverts de vieux livres. Entre les rayonnages qui saillaient des parois comme autant de côtes fabuleuses, d’antiques radiateurs de fonte grognaient, vibraient. Il lui semblait être dans le ventre d’un monstre marin. En découvrant la balustrade ouvragée qui faisait le tour de la pièce au-dessus de lui, Kirsch comprit où il se trouvait.
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