Langdon demeurait immobile, fasciné par les mots qui défilaient :
J’enfouis mon visage… J’enfouis ton visage… Je te mets en terre.
— Professeur Langdon ? Vous m’entendez ? Votre oreillette fonctionne ?
Langdon reprit pied avec la réalité.
— Pardon ? Quoi ? Ah oui… bonjour…
— C’est ça, bonjour… Mais les présentations sont déjà faites. Je voulais juste m’assurer que vous m’entendiez bien.
— Oh… excusez-moi… Je croyais que vous étiez une voix enregistrée. J’ignorais qu’il y avait quelqu’un au bout du fil.
La personne devait se trouver quelque part dans un immense open space rempli d’employés avec des écouteurs sur les oreilles et le catalogue complet du musée devant eux.
— Il n’y a pas de mal, professeur. Votre écouteur est muni également d’un microphone. Le dispositif est interactif pour que nous puissions avoir un véritable échange sur l’art.
Langdon se rendit compte que les autres invités parlaient eux aussi dans leurs écouteurs — même ceux qui, arrivés en couple, s’échangeaient des regards amusés.
— Tous les invités ont leur propre guide ?
— Absolument. Ce soir, en simultané, nous organisons trois cent dix-huit visites privées.
— C’est incroyable.
— Comme vous le savez, Edmond Kirsch est tout autant passionné d’art que de nouvelles technologies. Il a conçu ce système pour les musées, afin d’en finir avec les groupes. De cette façon, tous les visiteurs ont droit à leur visite personnelle et peuvent poser toutes les questions qu’ils veulent sans craindre d’être ridicules devant les autres. Ce sera beaucoup plus intime et immersif.
— Sans vouloir paraître vieux jeu, pourquoi ne pas être à côté de moi pour la visite ?
— Problème de logistique. Adjoindre un guide personnel à chaque visiteur, c’est doubler le nombre de personnes dans le musée, et donc avoir deux fois moins de public. En outre, la cacophonie serait insupportable avec tous ces guides donnant des explications en même temps. L’idée est d’avoir un dialogue privé et privilégié. Comme le dit M. Kirsch, l’art n’est-il pas avant tout un échange ?
— Je suis bien d’accord. C’est pourquoi on vient souvent au musée avec son conjoint ou un ami. Ces écouteurs risquent d’isoler encore un peu plus les gens.
— Si vous venez avec quelqu’un, répliqua la voix aux inflexions anglaises, on peut assigner aux deux paires d’écouteurs le même guide et lancer une discussion à trois. Le programme est vraiment très au point.
— Apparemment, vous avez réponse à tout.
— C’est mon travail, monsieur Langdon.
Le guide eut un petit rire et changea de sujet :
— Maintenant, professeur, si vous voulez bien traverser l’atrium en direction de ces fenêtres devant vous, vous pourrez admirer la plus grande peinture du musée.
Alors que Langdon s’exécutait, il croisa un jeune couple qui portait des casquettes blanches assorties, avec un symbole sur le devant.
Langdon connaissait bien ce logo, mais il ne l’avait encore jamais vu sur une casquette de base-ball. Ces dernières années ce « A » stylisé était devenu le signe de ralliement d’un groupe à la croissance exponentielle sur la planète : les athéistes. Chaque jour, ils mettaient en garde l’humanité contre les dangers des croyances religieuses.
Les athéistes ont leur propre casquette ? s’étonna Langdon.
Il était ce soir en compagnie de la fine fleur du monde high-tech. Nombre de ces génies étaient sans doute des antireligieux acharnés, tout comme Edmond. Un spécialiste en symbologie religieuse serait une incongruité dans une telle assemblée.

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FLASH SPÉCIAL
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QUE VA ANNONCER EDMOND KIRSCH ?
Les magnats du monde 2.0 ont envahi Bilbao ce soir pour assister à un événement organisé par le futurologue Edmond Kirsch au musée Guggenheim. Les mesures de sécurité sont maximales et les invités ne savent rien de la teneur de la soirée, mais ConspiracyNet a reçu des informations d’une source anonyme sur place, laissant entendre qu’Edmond Kirsch va prendre bientôt la parole pour annoncer une grande découverte scientifique. ConspiracyNet continue à suivre l’événement et vous tiendra informés.
La plus grande synagogue d’Europe se trouve à Budapest, sur la rue Dohány. Construit dans le style mauresque, flanqué de ses deux grosses tours jumelles, l’édifice peut accueillir plus de trois mille personnes, avec des bancs au rez-de-chaussée pour les hommes et des balcons à l’étage réservés aux femmes.
Au-dehors, dans une fosse commune, sont enterrés les corps des milliers de juifs hongrois morts pendant l’occupation nazie. Sur le site, un monument, « l’Arbre de vie », leur est dédié — une sculpture en métal représentant un saule pleureur où sur chaque feuille est inscrit le nom d’une victime. Quand le vent se lève, les feuilles de métal s’entrechoquent, créant un carillon surnaturel qui résonne dans le cimetière.
Depuis plus de trente ans, le rabbin Yehouda Köves, grand spécialiste du Talmud et de la Kabbale, était le guide spirituel de la synagogue. Malgré son âge canonique et sa santé fragile, il demeurait un membre actif de la communauté juive, en Hongrie et dans le reste du monde.
Alors que le soleil plongeait dans les eaux du Danube, le rabbin sortit de la synagogue. Il descendit la rue Dohány, passant devant les boutiques et les bruyants romkocsmas , pour rejoindre sa maison de la place Március 15, à un jet de pierre du pont Élisabeth qui relie les anciennes villes de Buda et de Pest, officiellement unifiées en 1873.
Les vacances de Pâques approchaient. D’ordinaire, c’était l’une des périodes préférées de Köves. Mais, depuis son retour du Parlement des religions du monde, une angoisse lui vrillait les entrailles.
Jamais je n’aurais dû y aller !
Depuis trois jours, cette rencontre avec l’archevêque Valdespino, l’ouléma Syed al-Fadl et le futurologue Edmond Kirsch hantait ses pensées.
En arrivant chez lui, Köves se rendit aussitôt dans son jardin et ouvrit son házikó — une petite cabane qui lui servait à la fois de lieu de recueillement et de bureau.
Il n’y avait qu’une seule pièce. Il s’assit à sa table de travail et fronça les sourcils. Si quelqu’un voyait ce bazar, il se dirait que je suis devenu fou ! songea-t-il.
Il y avait là une demi-douzaine de livres religieux, émaillés de post-it. Derrière le bureau, sur des lutrins, trois épais volumes : la Torah en hébreu, en araméen et en anglais, tous ouverts au même chapitre.
La Genèse.
Au commencement…
Bien sûr, Köves aurait pu les réciter par cœur, et dans les trois langues. Normalement, il devrait être plongé dans les arcanes du Zohar ou la cosmologie de la Kabbale ! Un érudit comme lui, relire la Genèse ! C’était comme si Einstein revenait aux tables de multiplications ! Et pourtant, son carnet de notes portait les stigmates de ces recherches fébriles. Et il arrivait à peine à relire ses pattes de mouche.
Un fou… voilà ce qu’il était devenu.
Il avait commencé avec la Torah. L’histoire de la Genèse était commune aux juifs et aux chrétiens. Au commencement Dieu créa les cieux et la terre. Puis il était passé aux préceptes du Talmud, et aux élucidations des grands rabbins sur le Ma’aseh Bereshit — l’acte de la Création. Après ça, il s’était tourné vers les Midrashim, étudiant les commentaires d’exégètes vénérés qui avaient tenté d’expliquer les contradictions apparentes dans le récit de la Création. Et, pour finir, Köves s’était égaré dans la cosmogonie de la mystique kabbalistique, où le dieu inaccessible se manifestait sous la forme des dix sephiroth, ou dimensions, pour former l’Arbre de vie et ses quatre univers distincts.
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