— Il se trouve que c’est mon travail.
— Je comprends mieux pourquoi M. Kirsch vous considère comme un invité spécial. Et pour tout vous dire, il m’a demandé de vous montrer quelque chose de particulier, une chose que personne d’autre ne verra ce soir.
— Quoi donc ?
— Sur votre droite, à côté des baies vitrées, vous voyez ce couloir ? Celui qui est interdit au public ?
— Oui.
— Parfait. Suivez le guide !
Intrigué, Langdon écouta les instructions de Winston ; il s’approcha du couloir et, après s’être assuré que personne ne le regardait, se faufila derrière le cordon.
Il avança sur une dizaine de mètres jusqu’à se trouver face à une porte de métal flanquée d’un pavé numérique.
— Tapez ce code…
Langdon composa les dix chiffres que lui donna Winston et le battant s’ouvrit dans un cliquetis. De l’autre côté, c’étaient les ténèbres.
— Je vais allumer les lumières, ne vous inquiétez pas. Entrez et refermez la porte derrière vous.
Langdon franchit le seuil. Une fois le battant repoussé, il entendit la serrure s’engager.
Lentement, un éclairage tamisé révéla les contours de la salle. L’endroit était gigantesque. Aussi vaste qu’un hangar à avions !
— Trois mille mètres carrés, annonça Winston.
En comparaison, l’atrium du musée faisait figure de cabanon.
À mesure que la lumière s’intensifiait, des formes émergèrent du sol. Sept ou huit silhouettes monumentales. Tels des dinosaures assoupis dans la nuit.
— Qu’est-ce que c’est ça ?
— Ça, c’est The Matter of Time , répondit le facétieux Winston. La matière du temps. L’œuvre la plus lourde du musée. Une bagatelle de mille tonnes.
— Pourquoi m’avez-vous amené ici ?
— Comme je vous l’ai dit, c’est une requête de M. Kirsch.
L’éclairage augmenta encore et tout l’espace baigna dans une aura diffuse et surnaturelle. Langdon n’en croyait pas ses yeux.
Je suis entré dans un univers parallèle !
L’amiral Ávila arriva au point de contrôle du musée et consulta sa montre.
Pile à l’heure !
Il présenta sa carte d’identité. Pendant une minute, son pouls s’accéléra — on ne trouvait pas son nom sur la liste. Enfin, le vigile le repéra. Tout en bas. Un ajout de dernière minute. On le laissa entrer.
Le Régent avait fait ce qu’il fallait.
Comment ? Cela restait un mystère. La soirée était privée, et les invités triés sur le volet.
Ávila se dirigea vers le détecteur de métaux. Il déposa dans le panier son téléphone puis, avec précaution, son gros rosaire.
Surtout pas de gestes brusques !
Le garde lui fit signe de franchir le portique et tira à lui le panier.
— Qué rosario tan bonito , déclara l’employée en admirant la chaîne de perles, rehaussée d’une grosse croix de métal.
— Gracias , répondit Ávila.
Fabrication maison !
Ávila passa la sécurité sans incident. Il récupéra son téléphone et son rosaire, qu’il glissa délicatement dans sa poche, avant de se présenter au second poste de contrôle où on lui donna un curieux audio-guide.
Je ne suis pas là pour faire du tourisme, songea-t-il. J’ai du travail !
Il jeta l’écouteur dans la première poubelle qu’il trouva dans le hall.
Le cœur battant, il chercha un endroit tranquille pour contacter le Régent et lui annoncer qu’il était dans la place.
Pour Dieu, la patrie et le roi ! Mais surtout pour Dieu.
*
Au même instant, au milieu du désert dans la région de Dubaï, le vénérable ouléma Syed al-Fadl agonisait au milieu des dunes. Il ne pouvait aller plus loin.
Sa peau, brûlée par le soleil, était parsemée de cloques, sa gorge était en feu. La tempête de sable avait fait rage pendant des heures, mais il avait continué d’avancer. À un moment, il avait cru entendre le vrombissement de buggies dans l’erg, alors que ce n’était que le vent. Il ne croyait plus que Dieu le sauverait. L’espoir s’était envolé depuis longtemps. Les vautours ne tournoyaient plus au-dessus de sa tête. Ils marchaient à ses côtés.
Le grand Espagnol qui l’avait kidnappé la nuit dernière n’avait pas dit un mot, ou si peu, quand il l’avait emmené dans l’immensité du désert. Après une heure de route, il avait ordonné au vieil homme de soixante-dix ans de descendre de voiture et l’avait abandonné dans l’obscurité, sans vivres.
Le ravisseur n’avait rien dit sur son identité ni donné la moindre explication. Le seul indice, c’était l’étrange marque que l’homme avait dans la paume de sa main droite — un symbole mystérieux :
Pendant des heures, al-Fadl avait erré dans les dunes, appelant en vain à l’aide. Totalement déshydraté, perdu dans la nuit, le vieil ouléma s’effondra. Il sentit son cœur le lâcher. Une dernière fois, il se posa la question qui le hantait.
Qui pouvait vouloir sa mort ?
Et tout à coup, la réponse lui apparut.
Le regard de Langdon passait d’une forme à l’autre. Elles étaient colossales. De grandes feuilles d’acier, patinées, et enroulées sur elles-mêmes avec élégance, comme autant d’îlots de métal. Mesurant près de cinq mètres de hauteur, les assemblages formaient des volumes sinueux, des rubans, des spirales, des cercles.
— La Matière du temps , répéta Winston. L’artiste s’appelle Richard Serra. Il travaille ces plaques d’acier pour donner l’illusion qu’elles vont se renverser. Mais, en réalité, l’ensemble est très stable. Imaginez un billet de banque qu’on aurait enroulé sur un crayon. Une fois le crayon retiré, le billet tient tout seul sur la tranche.
Langdon examina le grand cercle devant lui. En s’oxydant, le métal avait pris une teinte ocre et une texture quasi organique. Il émanait de cette pièce à l’équilibre délicat une force saisissante.
— Comme vous l’avez remarqué, cette première forme n’est pas entièrement fermée.
On aurait dit un cercle dessiné par un enfant qui ne serait pas parvenu à boucler son trait.
— Cette ouverture incite le visiteur à pénétrer dans la structure pour explorer son envers.
Sauf quand le visiteur en question est claustrophobe ! se dit Langdon en pressant le pas.
— Dans le même esprit, poursuivit Winston, regardez devant vous ces trois plaques ondulantes et parallèles. Elles forment deux étroits tunnels de plus de trente mètres de long. On appelle ça Le Serpent . Notre jeune public adore y courir. Deux personnes se tenant à chaque extrémité de la structure peuvent s’entendre, même si elles se parlent en chuchotant, comme si elles étaient à quelques centimètres l’une de l’autre.
— Tout ça est très intéressant, Winston, mais ça ne m’explique pas ce que je fais ici.
Edmond savait bien que l’art conceptuel n’était pas sa tasse de thé !
— En fait, M. Kirsch m’a demandé de vous montrer une œuvre en particulier. La Torsion spirale . Elle se trouve là-bas au bout, dans le coin à droite. Vous la voyez ?
Langdon plissa les yeux.
— Elle est à un kilomètre !
— Alors, en route !
Langdon leva les yeux au ciel et se remit en marche. Winston reprit aussitôt son laïus :
— J’ai ouï dire, professeur, qu’Edmond Kirsch est l’un de vos grands admirateurs, en particulier en ce qui concerne vos recherches sur l’intrication des traditions confessionnelles et l’évolution de leur iconographie à travers les arts. À bien des égards, c’est très similaire au champ de la théorie des jeux et des modèles prédictifs. Il s’agit d’analyser là aussi la croissance de divers systèmes et de prévoir leurs interactions futures.
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