Observant la route qui filait devant la résidence d’été, il distingua au loin, entre les arbres, les flèches illuminées d’un imposant édifice.
El Escorial .
À moins d’un kilomètre de là, au pied du mont Abantos, se trouvait l’un des plus grands complexes religieux du monde. S’étirant sur plus de trois hectares, le légendaire Escurial comprenait un monastère, une basilique, un palais, un musée, une bibliothèque, et une immense nécropole, dont Julián gardait un souvenir effroyable.
La crypte !
Julián avait à peine huit ans quand son père l’avait emmené dans le Panthéon des infants, un labyrinthe de chambres funéraires rempli de tombeaux d’enfants.
Le jeune garçon avait été terrifié par la sépulture en forme de « gâteau d’anniversaire », une structure ronde de plusieurs étages qui renfermait dans des « tiroirs » les dépouilles de soixante enfants royaux.
L’effroi du jeune prince face à cette vision macabre avait disparu quelques minutes plus tard, quand son père l’avait emmené voir la dernière demeure de sa mère. Il s’attendait à un somptueux tombeau en marbre, digne d’une reine, au lieu de quoi sa mère reposait dans une simple caisse en plomb, dans une salle aux murs de pierre nus. Le roi lui avait expliqué que sa mère se trouvait dans un pudridero — « une chambre de décomposition », où les corps des défunts restaient pendant trente ans, jusqu’à ce qu’ils tombent en poussière. Après quoi, ils étaient enterrés dans leur sépulture définitive. Julián avait dû faire appel à tout son courage pour retenir ses larmes.
Ensuite, le monarque l’avait entraîné dans un escalier interminable, qui lui avait semblé descendre jusqu’aux entrailles de la terre. Là, les parois et les marches avaient la couleur majestueuse de l’ambre. De loin en loin, des chandelles votives faisaient danser des feux follets sur la pierre mordorée.
Le jeune prince avait empoigné la corde qui servait de rampe pour suivre son père, pas à pas… au cœur des ténèbres. Tout en bas, le roi avait ouvert une porte ouvragée et s’était écarté pour laisser entrer son fils.
— Le Panthéon des rois, avait déclaré le monarque.
À huit ans, Julián avait déjà entendu parler de cette salle légendaire.
Tout tremblant, l’enfant avait franchi le seuil et s’était retrouvé dans une chambre de forme octogonale. Une odeur d’encens flottait dans la salle mordorée, éclairée par un immense chandelier suspendu. Julián s’était avancé au milieu de la pièce et, pivotant lentement sur lui-même, avait été sidéré par la solennité du lieu.
Les huit murs renfermaient des cavités profondes où s’empilaient des cercueils noirs. Une plaque dorée indiquait le nom du défunt. Julián avait déjà lu ces noms célèbres dans les pages de ses livres d’histoire — le roi Ferdinand… la reine Isabelle… Charles Quint…
Dans le silence, Julián avait senti la main de son père se poser sur son épaule.
Un jour, son père serait inhumé dans cette pièce, avait-il compris.
Sans un mot, père et fils étaient remontés à la surface, loin de l’antre de la mort. Sitôt revenus à la lumière du soleil, le monarque s’était accroupi et avait regardé son jeune fils droit dans les yeux.
— Memento mori , avait murmuré le roi. N’oublie pas la mort. Même pour les hommes de pouvoir, le temps est compté. Le seul moyen de vaincre la mort est de faire de sa vie un chef-d’œuvre. C’est à nous de saisir toutes les opportunités d’être bon et d’aimer sans réserve. Je lis dans tes yeux que tu as l’âme généreuse de ta mère. Ta conscience sera ton guide. Dans les moments troubles, laisse ton cœur te montrer le chemin.
Des décennies plus tard, Julián était loin d’avoir réalisé des prouesses. En fait, il avait à peine réussi à échapper à l’ombre de son père et à mener sa propre existence.
Je l’ai déçu sur toute la ligne, songea-t-il.
Depuis des années, Julián suivait les conseils du roi, et laissait son cœur le guider. Mais la route était sinueuse et son âme aspirait à une Espagne totalement différente de celle de son père. Les rêves qu’il nourrissait pour son pays bien-aimé étaient si audacieux qu’ils ne pourraient devenir réalité qu’après la mort du monarque. Et même alors, Julián n’était pas sûr que ses décisions seraient bien vues par le Palais, et par son peuple. Il n’avait donc eu d’autre choix que d’attendre, de garder l’esprit ouvert, et de respecter les traditions.
Puis, trois mois plus tôt, tout avait basculé.
Il avait rencontré Ambra Vidal.
La jeune femme, belle et vive, au caractère bien trempé, avait bouleversé son univers. Quelques jours après leur rencontre, le prince avait enfin compris les paroles de son père.
Laisse ton cœur te montrer le chemin… et aime sans réserve.
Tomber amoureux était pour Julián une expérience inédite, si exaltante qu’il se sentait enfin prêt à entreprendre son chef-d’œuvre.
Mais à cet instant, alors qu’il observait la route déserte devant lui, il se sentait tellement démuni. Son père était mourant ; la femme qu’il aimait refusait de lui parler ; et il venait de rudoyer son fidèle mentor, l’archevêque Valdespino.
— Don Julián, reprit avec douceur le prélat, il est temps de partir. Votre père est fragile, et impatient de vous parler.
Julián se tourna lentement vers l’ami de longue date de son père.
— Combien de temps lui reste-t-il ?
— Il ne veut pas vous inquiéter, répondit l’ecclésiastique d’une voix où perçait l’émotion, mais il n’en a plus pour longtemps. Il veut vous faire ses adieux.
— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? Pourquoi tous ces secrets ?
— Je suis navré, je n’avais pas le choix. Votre père m’a donné des instructions très claires. Vous isoler du monde extérieur et vous faire venir au plus vite.
— M’isoler… mais pourquoi ?
— Il vous expliquera tout lui-même.
Julián dévisagea longuement l’archevêque.
— Avant d’aller le retrouver, j’aimerais vous poser une dernière question. A-t-il toute sa tête ?
— Pourquoi cette question ?
— Parce que son comportement de ce soir est plutôt bizarre. Un peu impulsif, non ?
L’archevêque hocha gravement la tête.
— Impulsif ou pas, votre père est encore le roi. Je l’aime de tout mon cœur, et j’obéis à ses ordres. Comme nous tous.
Côte à côte devant la vitrine, Robert Langdon et Ambra Vidal examinaient le manuscrit de William Blake à la lumière de la lampe à huile. Le père Beña était allé ranger quelques bancs, afin de les laisser seuls.
Langdon peinait à déchiffrer les minuscules caractères, mais le titre, écrit en gros, était parfaitement lisible :
Vala or the Four Zoas*
En lisant ces mots, Langdon eut une bouffée d’espoir. C’était l’un des poèmes prophétiques les plus connus de Blake — une œuvre importante divisée en neuf chapitres, appelés « nuits ». D’après ses souvenirs de l’université, le thème était le déclin des religions conventionnelles et la domination ultime de la science.
Langdon parcourut des yeux le texte manuscrit, qui se terminait au milieu de la page un élégant « finis divisionem » — l’équivalent du mot « Fin ».
C’était la dernière page du poème ! Le bouquet final de l’un des chefs-d’œuvre de Blake !
Langdon se pencha à nouveau sur les strophes, mais c’était définitivement écrit trop petit.
Approchant son visage tout près de la vitre, Ambra, qui avait de meilleurs yeux que lui, finit par déchiffrer un vers :
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