— Salut, dit Delphine.
— Salut, répond Kilia.
— J’ai vu Laurent…
— Ah bon ? Pourtant, on n’est pas mercredi… Tu veux un café ?
— Ouais, volontiers, dit Delphine en se posant sur le matelas, près d’Ayo.
Kilia abandonne sa lourde besogne pour préparer du vrai café.
— J’ai vu Laurent parce que je voulais lui parler de toi, reprend Delphine.
— De moi ?
— Oui… Et j’ai réussi à le persuader de ne pas te virer à la fin du mois.
Kilia lui décoche un regard étonné.
— Sûr ?
Delphine hoche la tête et tente de sourire.
— Il est prêt à patienter, le temps que tu retrouves un travail. Et il ne te demandera pas les mois en retard.
De plus en plus surprise, Kilia fronce les sourcils.
— Il est tombé sur la tête ou quoi ?
— Non ! Il est peut-être pas aussi pourri qu’on pouvait le penser !
Ces mots écorchent la gorge de Delphine, mais elle n’a d’autre choix que mentir. Mentir à sa seule amie.
— Hmm… Pas normal ça, grogne Kilia.
— Quoi ? T’es pas contente ?
— Si, mais… ça cache quelque chose.
— Rien du tout, assure Delphine en y mettant tout son cœur.
Ayo l’observe, tête légèrement penchée sur le côté. On dirait qu’elle essaie de lire dans ses pensées. On dirait qu’elle y parvient.
Delphine n’est pas très à l’aise.
La vieille femme tend le bras vers elle et pose un doigt à la naissance de son cou. Delphine a un mouvement de recul. Kilia aperçoit alors à son tour la trace bleue qui orne la gorge de Delphine.
— C’est rien, se défend Delphine. Rien du tout… ça passera.
* * *
Théo a fait la gueule pendant cinq jours. Il a bandé sa cheville, a mis de la pommade, en a fait des tonnes, histoire de culpabiliser sa mère. Puis tout est rentré dans l’ordre.
Ça fait un mois que Delphine paye le loyer de Kilia . Un mois qu’elle subit les exigences de Laurent. Chaque fois, il va plus loin et elle se demande où il s’arrêtera.
Ils se sont mis d’accord : lorsque Kilia aura retrouvé un travail, ils reprendront le rythme passé d’une heure par semaine. Pour le reste, Delphine sait très bien qu’il continuera à la maltraiter, qu’il ne reviendra pas en arrière.
La jeune femme se croyait forte, capable d’affronter la situation, d’oublier une fois Laurent parti. Elle n’avait pas pensé aux séquelles. Là, dans sa tête, dans son corps.
Elle ne trouve plus le sommeil, n’a plus d’appétit. Elle ne se maquille plus, ne fait plus attention aux vêtements qu’elle porte. Elle s’est pris un avertissement au boulot parce qu’elle a envoyé son chef sur les roses. Il lui demandait de sourire, elle l’a insulté devant les clients.
Chaque jour, elle sombre un peu plus.
Kilia l’a remarqué, Théo aussi. Elle a dû les rassurer, leur dire qu’elle n’était pas malade, seulement fatiguée par son travail.
Elle a dû les réconforter.
Mais elle, personne pour la réconforter. Personne ne la voit pleurer, le soir, dans son lit. Personne n’est à ses côtés lorsqu’elle vomit, un jour sur deux.
Personne pour lui tenir la main lorsqu’elle se met à trembler comme une feuille. Personne pour la réveiller quand elle cauchemarde.
Personne pour soigner ses blessures, panser ses hématomes. Personne pour voir la honte au fond de ses yeux.
Personne, non.
* * *
— Faut que tu passes voir le docteur, dit Kilia. T’as pas l’air bien.
— Ne t’en fais pas, répond Delphine. C’est juste que je suis crevée…
Elles sont à la terrasse d’un petit bistrot du quartier. Ce matin, elles sont allées faire les courses ensemble puis se sont arrêtées pour boire un soda.
— Pourquoi Laurent vient presque tous les jours ? balance soudain Kilia.
Delphine sent qu’elle devient blême mais tente de reprendre le dessus. Elle lui avait demandé d’être discret mais avait oublié que Kilia voit et entend tout.
— Il ne vient pas tous les jours , rectifie Delphine.
— Plus souvent qu’avant, en tout cas, insiste Kilia.
— Oui… En compensation de ton loyer, il m’a demandé de l’aider à faire sa comptabilité, invente Delphine.
— Sa comptabilité ? Depuis quand tu sais faire ça ?
— C’est pas bien compliqué.
— Je ne veux pas que tu payes le loyer à ma place ! dit Kilia en haussant la voix. C’est hors de question !
— Tu préfères te retrouver sur le trottoir avec tes cartons ? rétorque Delphine. Et avec Ayo, par-dessus le marché ?
Kilia serre les mâchoires.
— Ça va, c’est pas la mort , comme dirait mon fils ! reprend Delphine. Arrête donc de te faire du souci pour moi. Et puis toi, tu me prépares tout le temps à bouffer, tu me fais le ménage… C’est normal de s’entraider, non ?
Le visage de Kilia se détend enfin. Elle sort quelque chose de son sac bariolé, l’offre à Delphine.
— C’est quoi ?
— Un cadeau pour toi.
L’emballage est sommaire, mais Delphine est déjà touchée, avant même de l’avoir déchiré. Lorsqu’elle ouvre, elle trouve une petite boîte en carton. À l’intérieur, un drôle d’objet. Une sorte de personnage fait de bois, de coquillages, de perles et de mystère.
— Qu’est-ce que c’est ? interroge Delphine.
— Un grigri… une amulette qu’Ayo et moi t’avons fabriquée, annonce fièrement Kilia. Il faut la garder toujours sur toi.
— C’est beau, sourit Delphine. Ça porte bonheur, c’est ça ?
— C’est pour te protéger du diable.
* * *
— J’ai perdu mon portable ! avoue Théo en plein milieu du dîner.
— Hein ?… Mais comment tu as fait ?! s’écrie sa mère.
— Je l’ai oublié dans le bus.
— Tu peux pas faire attention, non ?
— J’ai pas fait exprès, figure-toi !
— Putain, mais c’est pas vrai ! hurle Delphine.
Elle quitte la table en prenant les assiettes, fait tomber les couverts sur le sol.
— Et merde !
Elle continue à crier depuis la cuisine.
— Tu sais combien d’heures j’ai dû travailler pour te payer ce putain de portable ?
— C’est bon, m’man ! rétorque Théo. C’est pas la mort, non plus…
Delphine est de retour. Elle pose le dessert sur la table. L’exaspération fait trembler ses mains.
— T’es vraiment qu’un petit con ! balance-t-elle.
— J’ai pas fait exprès, je te dis ! s’emporte Théo.
Il se lève, part vers sa chambre. Delphine le suit, décidée à déverser sa colère jusqu’au bout. Théo veut fermer la porte, elle l’en empêche.
— Bon, tu me lâches ? prie-t-il.
La gifle part, violente et spontanée. Théo titube puis reste sans voix quelques secondes. Enfin, il recule de trois pas, tout en fixant sa mère droit dans les yeux.
— Papa aurait jamais fait ça, dit-il avant de lui claquer la porte au nez. J’aurais préféré que ce soit toi qui meures et pas lui !
Delphine demeure figée dans l’étroit couloir. Une douleur assassine remonte de sa main jusque dans son cerveau. La flèche l’a atteinte, plein cœur. Et lorsqu’elle entend pleurer son fils, elle se laisse glisser contre le mur jusqu’à toucher le sol.
Toucher le fond.
— Moi aussi, j’aurais préféré, murmure-t-elle.
* * *
Quand Delphine voit Laurent, elle a le souffle coupé. Il est là, devant sa caisse. Accompagné de son épouse et de ses deux fils.
— Bonjour, dit-il. On voudrait deux menus enfant, deux hamburgers, une salade océane, deux frites moyennes et deux Coca…
Delphine ne réagit pas, incapable du moindre mouvement. Le voir ici, c’est comme s’il n’y avait plus de pause dans son calvaire. Il n’a pas le droit d’être là.
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