Tonino Benacquista - Les morsures de l'aube

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Les morsures de l'aube: краткое содержание, описание и аннотация

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Il est resté un bon moment devant le miroir sans tain pour assister à l'agonie de la fête. Le moment noir, détestable, l'heure des traînards impénitents, l'heure perdue ou les esprits dégèlent et ou la première lueur du jour est la pire des sentences. Ne jamais se lever. Ou ne jamais se coucher. Le doute le plus célèbre du monde. Est-il noble de se lever le matin en sachant déjà tous les emmerdements qui vont suivre ? Est-il lâche d'aller se coucher, de dormir jusqu'à en crever, et dire au revoir à tout ce qui nous bouffe l'existence ? C'est là la question.

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— T’as eu des mots avec ta moitié ? il insiste.

Je n’ai pas envie d’en parler devant les deux autres. Il comprend et me prend par le coude pour me conduire derrière le petit comptoir.

— Mescal ?

Sans attendre de réponse, il me verse l’équivalent d’un verre à cognac. Je crois bien que Jean-Marc n’a jamais bu une goutte d’alcool de sa vie, même pour essayer. Mais il n’a jamais fait de prosélytisme en la matière.

— Si je te racontais la nuit que je viens de passer, mon pote…

— Te fatigue pas, je vois l’embrouille. Tramber s’est ramassé une petite qui l’a invité à pieuter. T’as pas réussi à en faire autant et t’es furax.

— Tu peux demander à tes deux potes de changer de table ? Faut que je vous dise des trucs, à Étienne et toi.

— Il est pas en état. Ça fait deux heures qu’il tète.

Il envoie quelques signes explicites à ses deux copains qui se lèvent sans en rajouter.

* * *

J’ai tout mis sur la table en ponctuant le récit de doses de mescal et de cigarettes névrotiques. Ils ont déjà croisé Jordan, Jean-Marc l’a vu au 1001 avant de partir en vacances, et Étienne au Harry’s bar il y a une quinzaine de jours. Au début, ils ont cru à une farce, que Bertrand allait sortir de derrière un rideau rouge. Et puis, sûrement à cause du mescal, je n’ai plus rien entendu, ni leurs questions ni leurs silences, ni le blues, ni même la voix plus très fraîche de Bertrand quand il m’a dit qu’il avait peur que je l’oublie. Si, j’ai perçu quelque chose d’incongru. L’étrange intérêt d’Étienne pour toute cette histoire. Ni de la curiosité, ni du voyeurisme mais une sorte de fascination qui l’a peu à peu fait revenir à lui. Il m’a donné rendez-vous pour le soir même au Harry’s. En précisant qu’appeler la police était la dernière des choses à faire. Il a insisté plusieurs fois sur ce point avec un argumentaire chaque fois différent. Jean-Marc semblait d’accord, par simple réflexe anti-flic, autant se débrouiller entre nous pendant deux nuits, a-t-il dit. J’ai eu le sentiment qu’il prenait ça comme une gageure, une chasse à l’homme un peu rigolote, mais personne n’avait envie de rigoler. Il m’a promis de contacter ses collègues, les physionomistes, pour battre le rappel.

À la suite de quoi, vers midi, je suis sorti de là avec un parpaing chauffé à blanc dans la tête, abruti d’alcool et de fatigue. Jean-Marc s’est proposé de me déposer au point de chute habituel. Notre hôtel du matin, à Bertrand et moi. Le seul endroit qu’on connaisse pour se refaire une santé, se laver des miasmes de la nuit et se pomponner pour celle à venir. Et malgré un investissement de départ, on ne peut pas trouver meilleure formule.

Il m’a largué dans une boîte à muscle vers la place d’Italie, un palais de la forme, une usine à pseudo bien-être qui se targue de transformer le citadin avachi en Rambo 2000. Ça ouvre à sept heures du matin et ça coûte mille cinq cents francs par an si, comme Bertrand et moi, on se débrouille pour profiter du tarif comité d’entreprise. Inutile de dire que nous faisons des locaux une utilisation détournée. Pendant que des bureaucrates mal taillés et des secrétaires folles de leurs corps s’évertuent à soulever de la fonte et lever la jambe, nous les regardons faire, affalés dans les transats de la piscine. Je n’ai rien connu de plus roboratif qu’un plongeon dans l’eau claire après une nuit d’agapes. Puis on s’endort comme des souches jusqu’en début d’après-midi, et même les chocs plombés des machines à triceps n’arrivent pas à nous réveiller. Ensuite, entre deux bâillements, on se plonge dans le jacuzzi chaud et mousseux en attendant le réveil. Des habitués, des moniteurs nous disent bonjour. Au début ils n’ont pas vraiment compris ce qu’on foutait là. Et comme partout ailleurs, à la longue, ils se sont habitués à nos gueules et ne font plus attention à nous. Après la sieste nous allons prendre une douche, on se rase, et on ressort sur les coups de quatre heures. Vive Paris.

J’entre dans le fit club. La petite rousse ne me demande plus de présenter ma carte. Je passe rapidement dans la salle de musculation où des gens de tous âges s’échinent sur des agrès — le petit coup de tonus avant de retourner gratter — et se contemplent dans les miroirs pour y traquer la moindre courbe qui aurait jailli ou disparu par miracle. J’en vois un travailler les abdos en lançant des gerbes de sueur autour de lui. Toutes ces pénitences barbares m’échappent, mais à force de côtoyer ces apprentis athlètes, je ne peux m’empêcher de me regarder dans la glace, astreint à la comparaison, et n’y voir qu’une espèce de squelette imbibé de l’intérieur, au souffle raccourci par le tabac, la colonne vertébrale voûtée par le manque de discipline, et des bras maigrelets tout juste assez forts pour soulever une coupe de champagne. Je suis l’antithèse de ce qu’on prône ici.

Parcours habituel, maillot de bain dans le vestiaire, ascension vers la piscine. Plongeon.

Je me laisse couler à pic, comme un poids mort. Et m’allonge à plat ventre sur le carrelage du fond. Si je n’y prenais garde, je me laisserais happer par le sommeil.

* * *

« SANK ROU DOE NOO. » C’est ce qu’on lit sur le néon, avant de passer les portes battantes du Harry’s bar . Je me souviens de ma dernière visite. Je ne sais plus ce que Bertrand faisait ce soir-là, sans doute m’avait-il lâché pour suivre une fille, et j’ai échoué sur un tabouret avec un bourbon sous les yeux, que j’ai siroté à l’américaine. J’ai demandé à un serveur de m’expliquer la formule cabalistique qui vous accueille à l’entrée. Sourire blasé de celui qui a répondu cent fois à la question.

— Quelle adresse donnerait un américain à un taxi pour venir chez nous ?

— Le 5 rue Daunou ?

— Exactement.

— Sank rou doe noo ?

— Bravo. Qu’est-ce que je vous sers ?

Et l’instant suivant est devenu new-yorkais, ma soudaine et agréable solitude, mon verre épais et lourd, rempli d’un liquide épais et lourd, mon regard perdu dans les rangées de bouteilles, face à un serveur en veste blanche à qui on a envie de dire : « Le même, Jimmy. »

Un pan de mur tapissé de billets, un autre de fanions d’équipes de football américain, des diplômes, des photos, des coupures de journaux. La moyenne d’âge aux alentours de quarante. Pour une fois j’ai l’impression d’être au milieu d’adultes. Malgré le brouhaha, une étrange qualité de silence. Quand je pense que les Américains ont annexé l’Europe, que leur manque de culture est devenu le nôtre, qu’ils nous ont fourgué tout leur bric-à-brac absurde, leurs fringues, leur cholestérol, leurs images, leur musique et leurs rêves. Mais tout en oubliant l’essentiel. Le bar.

Pas question de se laisser embobiner par l’oncle Sam pour tous les irréductibles du ballon de rouge et du zinc des tabacs, les adorateurs de l’apéro, les joyeux imprécateurs du pastaga, ceux qui ont décroché le cocotier quand survient l’inespérée tournée du patron. Les Français ont inventé le café mais ils ne sauront jamais ce qu’est un bar et comment on y boit.

Le bar new-yorkais, c’est le tabouret haut perché avec vue sur ce bas monde, et d’où il vaut mieux ne plus descendre. C’est le barman qui sait ne rien voir, celui qui ne déchire pas nerveusement les tickets du tiroir-caisse en attendant le pourboire, mais qui vous offre le quatrième si on se sort bien des précédents, celui qui a compris que plus on offre plus on commande, celui qui ne cherche pas à gagner en glaçons ce qu’il perd en alcool, celui qui sait dire aux turbulents : « je vous l’offre mais c’est le dernier », celui qui vous propose de le suivre chez un collègue dès qu’il aura fermé.

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