Le lieutenant parvint à l’escalier et se hissa sur les marches. A mesure qu’il grimpait, Crozier reculait, vers le dehors, le tenant toujours en joue. La pluie crépitait en rafales. L’Arabe se redressa, trempé jusqu’à la moelle, face au commissaire. Il demanda encore :
— Quel est votre rôle dans tout ça ? Qu’est-ce que vous savez au juste ?
Crozier prononça enfin :
— C’était en 1980. Quand elle est arrivée, je l’ai tout de suite repérée. C’est ma ville, petit. C’est mon territoire. Et à l’époque, j’étais quasiment le seul flic de Sarzac. Cette bonne femme, trop belle, trop grande, qui venait pour le poste d’institutrice… J’ai tout de suite deviné qu’elle était pas franche du collier…
Le Beur souffla :
— « Crozier, l’œil de Sarzac. »
— Ouais. J’ai mené ma petite enquête. J’ai découvert qu’elle gardait auprès d’elle un enfant… J’ai su la mettre en confiance. Elle m’a tout raconté. Elle disait que les diables voulaient tuer son enfant.
— Je sais tout ça.
— Ce que tu ne sais pas, c’est que j’ai décidé de protéger cette famille. Je leur ai trouvé des faux papiers, je…
Karim eut la sensation de contempler un précipice.
— Les diables, qui étaient-ils ?
— Un jour, deux hommes sont venus. Ils cherchaient soi-disant des vieux livres scolaires, dans les écoles. Ces mecs arrivaient de Guernon, la ville d’où venait aussi Fabienne. J’ai tout de suite compris que les diables, c’étaient eux…
— Leur nom.
— Caillois et Sertys.
— Ne vous foutez pas de ma gueule : à cette époque, Rémy Caillois et Philippe Sertys étaient âgés d’une dizaine d’années !
— Ils ne s’appelaient pas comme ça. Il y avait Étienne Caillois et René Sertys. Ils devaient avoir la quarantaine. Des gueules tout en os, avec des yeux de fanatiques.
Un goût d’acide brûla la gorge de Karim. Comment n’y avait-il pas songé ? La « faute » des rivières pourpres remontait sur plusieurs générations. Avant Rémy Caillois, il y avait eu Étienne Caillois. Avant Philippe Sertys, il y avait eu René Sertys. Karim chuchota :
— Ensuite ?
— J’ai joué au flic inquisiteur. Contrôle d’identité et tout. Mais il n’y avait rien à leur reprocher. Plus réglos que ça, tu te transformes en code civil. Ils sont repartis, sans avoir eu le temps de repérer Fabienne et son enfant. C’est du moins ce que je croyais, moi.
« Mais Fabienne, quand elle a su que ces mecs rôdaient à Sarzac, elle a voulu fuir aussitôt. Encore une fois, je n’ai pas posé de questions. On a détruit la paperasse, arraché les pages des cahiers, tout effacé… Fabienne avait changé l’identité de son enfant mais…
Karim l’interrompit. Un rideau de pluie se hérissait entre les hommes.
— Le fils Sertys est revenu dans la nuit de dimanche : avez-vous une idée de ce qu’il cherchait dans ce caveau ?
— Non.
Abdouf désigna l’entrée du caveau.
— Ce putain de cercueil est rempli d’os de rongeurs. Un truc de cauchemar. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Je ne sais pas. Tu n’aurais pas dû ouvrir ce cercueil. Tu ne respectes pas les morts…
— Quel mort ? Où est le corps de Judith Hérault ? Est-elle seulement vraiment morte ?
— Morte et enterrée, petit. C’est moi qui me suis occupé des funérailles.
Le Beur frémit.
— Et c’est vous qui entretenez la tombe ?
— C’est moi. La nuit.
Karim hurla brutalement, s’approchant du canon de l’arme :
— Où est-elle ? Où est Fabienne Hérault, maintenant ?
— Il ne faut pas lui faire du mal.
— Commissaire, cette affaire va bien au-delà d’une profanation de cimetière. Il s’agit de meurtres.
— Je sais.
— Vous savez ?
— C’était sur toutes les chaînes de télé. Aux dernières éditions.
— Alors vous savez qu’il s’agit d’une putain de série de crimes, avec mutilations, mises en scène macabres et tout le tremblement… Crozier, dites-moi où je peux trouver Fabienne Hérault !
Les traits de Crozier étaient noyés d’ombre, comme un visage en fraude. Il tendait toujours son arme contre le torse de l’Arabe.
— Il ne faut pas lui faire de mal.
— Crozier, personne ne lui fera de mal. Fabienne Hérault est aujourd’hui la seule personne qui puisse m’apprendre quelque chose sur ce bordel. Tout accuse sa fille, vous pigez ? Tout accuse Judith Hérault, qui devrait reposer dans cette tombe !
Quelques secondes tinrent tête encore à l’averse puis, lentement, Crozier baissa son arme. Le Beur savait que s’il devait la boucler une seule fois dans sa vie, c’était à cet instant. Enfin, la voix du commissaire s’éleva :
— Fabienne vit à vingt kilomètres d’ici, sur la colline Herzine. Je viens avec toi. Si tu lui fais du mal, je te tuerai.
Karim sourit, recula. Puis il pivota brutalement et décocha un coup de talon dans la gorge du commissaire. Crozier fut propulsé contre les stèles de marbre.
Le Beur se pencha aussitôt sur le vieil homme inanimé. Il lui boucla sa capuche et le tira à l’abri d’une tombe de granit. Mentalement, il lui demanda pardon.
Mais il devait rester libre de ses actes.
— C’est chaud, Abdouf. Très, très chaud. La voix de Patrick Astier transperçait une tempête d’interférences. Le téléphone de poche avait sonné alors que Karim sillonnait une véritable steppe, minérale et grise. Le flic avait sursauté et évité de justesse les ornières de la route. Astier poursuivait d’un ton fébrile :
— Tes deux missions, c’étaient des bombes à retardement. Et elles m’ont explosé en pleine gueule.
Karim sentit ses nerfs se nouer en garde-fou sous sa peau.
— Je t’écoute, déclara-t-il, en se garant au bord de la route, phares éteints.
— D’abord, l’accident de Sylvain Hérault. J’ai retrouvé le dossier. Et obtenu confirmation de tes propres infos. Sylvain Hérault est mort à vélo, le long de la D17, sous les roues d’une bagnole qui n’a jamais été identifiée. Affaire lugubre. Affaire classée. Les gendarmes de l’époque ont mené une enquête de routine. Pas de témoin. Aucun mobile qui aurait pu motiver une autre interprétation…
Le ton de la voix appelait une question. Docile, Karim joua la réplique :
— Mais ?
— Mais, reprit le chimiste, depuis cette époque lointaine, nous avons effectué des pas de géant en matière de traitement d’images…
Karim voyait déjà se profiler un nouveau discours technologique. Il intervint :
— Par pitié, Astier, va droit au fait !
— OK. Dans le dossier, j’ai trouvé des photos. Des clichés noir et blanc pris par le photographe d’un canard local. On y voit les traces de pneus du vélo, entrecroisés avec des empreintes de la bagnole. Tout est si minuscule et si flou qu’on se demande pourquoi ils ont pris la peine de conserver ces clichés.
— Et alors ?
Le scientifique garda le silence, ménageant son effet.
— Et alors, nous possédons, sur le campus de Grenoble, un institut d’optique hyperperformant.
— Putain, Astier, tu vas…
— Attends. Ces mecs sont capables de traiter les images à un degré que tu n’imagines pas. Par numérisation, ils agrandissent, contrastent, effacent les scories, changent les trames… Bref, ils peuvent mettre en évidence des détails invisibles à l’œil nu. Je connais bien ces ingénieurs. Je me suis dit que ça valait peut-être le coup de les réveiller et de les mettre sur le dossier. J’ai utilisé le CMM en guise de scanner et je leur ai envoyé les photographies. Même au saut du lit, ces mecs sont géniaux. Ils ont aussitôt traité les images et…
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