— Dans votre article, avez-vous cité les noms des fiches, des familles concernées ?
— Je n’ai rédigé que quelques lignes, je vous l’ai dit.
— Je peux voir votre article ?
— Je ne les garde jamais.
Elle se tenait les bras croisés, droite, cambrée. Niémans poursuivit :
— Pensez-vous que certaines personnes aient pu aller consulter ces fiches ? Des gens susceptibles de trouver leur nom, ou celui de leurs parents, dans ces documents ?
— Je vous ai dit que je n’ai cité aucun nom.
— Pensez-vous que ce soit possible ? Que des personnes soient allées là-bas ?
— Je ne pense pas, non. Tout est sous clé, maintenant… Mais quelle importance ? Quel rapport avec votre enquête ?
Niémans ne répondit pas aussitôt. Évitant de regarder Fanny, il attaqua par une nouvelle question, qui ressemblait plutôt à un coup bas :
— Vous, vous avez consulté ces fiches en détail ?
Le silence pour toute réponse. Le policier releva les yeux : Fanny n’avait pas changé de place, mais elle lui sembla pourtant tout à coup très loin. Elle répondit enfin :
— Je vous ai déjà dit que oui. Que voulez-vous savoir ?
Le temps d’un déclic, Niémans hésita, puis :
— Je veux savoir si vous avez trouvé dans ces fiches le nom de vos parents. Ou de vos grands-parents.
— Non, je n’ai rien trouvé. Pourquoi cette question ?
Le commissaire se leva, sans répondre. Ils étaient maintenant tous deux debout, ennemis, comme des pôles inversés. Niémans aperçut sa tête bandée, dans un miroir, à l’extrémité de la pièce. Il se tourna vers la jeune fille et souffla, d’un ton contrit :
— Merci. Et excusez-moi pour mes questions.
Il attrapa son manteau et articula :
— Aussi incroyable que cela puisse paraître, je pense que ces fiches ont coûté la vie à l’un des policiers qui travaillaient sur cette enquête. Un jeune lieutenant, qui débutait. Il voulait étudier ces paperasses. Et je crois qu’on l’a tué pour l’en empêcher.
— C’est ridicule.
— Nous verrons bien. Je vais aller aux archives, comparer les fiches et les dossiers.
Il enfilait sa loque trempée quand la jeune femme l’arrêta :
— Vous n’allez pas remettre ces horribles oripeaux. Attendez.
Fanny s’esquiva puis réapparut après quelques secondes, les bras chargés d’un sweat-shirt, d’un pull, d’une veste doublée de fibre polaire et d’un surpantalon étanche.
— Ça ne vous ira pas, précisa-t-elle, mais au moins c’est sec et chaud. Et surtout, mettez ça…
En un seul geste, elle enfila sur son crâne bandé une cagoule en polyester, dont elle releva les bords au-dessus des oreilles. Niémans, d’abord surpris, roula aussitôt des yeux comiques sous son couvre-chef. Ils éclatèrent brutalement de rire, à l’unisson.
Un bref instant, leur complicité revint, comme arrachée au tissu de l’obscurité. Mais le policier dit d’une voix grave :
— Je dois partir. Continuer l’enquête. Aller aux archives.
Niémans n’eut pas le temps de réagir. Fanny, en un seul geste, l’enlaça et l’embrassa. Il se raidit brutalement. Une chaleur l’inonda de nouveau. Il ne sut si c’étaient les fièvres qui le reprenaient ou la douceur de cette petite langue qui s’insinuait entre ses lèvres, l’irradiant comme une braise. Il ferma les yeux et marmonna :
— L’enquête. Je dois continuer l’enquête.
Mais il avait déjà les deux épaules plaquées au sol.
Karim arracha le cordon de non-franchissement et s’agenouilla près de la porte du caveau, toujours entrouverte. Il enfila des gants, glissa ses doigts dans la faille et tira violemment. La paroi s’écarta. Sans hésiter, le flic alluma sa torche et se coula dans le sépulcre. Voûté sous la niche, il descendit les marches. Le faisceau ricocha sur une longue surface d’eau noire : un véritable bassin d’écluse. La pluie s’était insinuée par la porte et avait rempli la tombe jusqu’à mi-hauteur.
Il se dit : « Il n’y a plus le choix. » Il retint sa respiration et pénétra dans l’eau. Tenant sa lampe de la main gauche, il avança en esquissant quelques brasses, à l’indienne. Le pinceau halogène tranchait l’obscurité. A mesure que Karim s’enfonçait dans le caveau, les bruissements de pluie descendaient dans les graves, les odeurs de moisi et de tourbe s’approfondissaient. Visage tourné vers le plafond, le flic crachait, pataugeait, coincé entre la flotte et la voûte.
Soudain, sa tête cogna le cercueil. Il hurla, pris de panique, puis pivota, ralentissant ses mouvements, s’efforçant de se calmer. Il regarda alors la petite sépulture qui ballottait sur l’eau tel un esquif.
Il se répéta : « Il n’y a plus le choix. » Il contourna la bière, en nageant, observa chacun de ses angles. Plusieurs vis scellaient le couvercle et il nota, torche entre les dents, un détail qu’il n’avait pas eu le temps de remarquer, le matin même, lorsque le gardien l’avait surpris. Autour des vis, le bois clair s’était vrillé d’échardes plus sombres ; la peinture avait éclaté. On avait — peut-être — ouvert ce cercueil. « Il n’y a plus le choix. » Karim extirpa de sa veste une pince pliable, dont les deux extrémités réunies formaient une lame-tournevis, et il attaqua les jointures du couvercle.
Progressivement, la paroi de bois joua. Enfin, la dernière fixation sauta. En se cognant la tête contre la voûte — l’eau montait toujours, le débordant jusqu’aux épaules —, Karim parvint à écarter le couvercle. D’un revers de manche, il s’essuya les yeux et scruta le fond du cercueil, prêt à retenir sa respiration.
Ce fut inutile : il lui sembla qu’il était déjà mort lui-même.
Le cercueil ne contenait pas le squelette d’un enfant. Encore moins le vide d’une supercherie — ou les traces d’une profanation. Le lit de cette tombe était empli à ras bord d’ossements minuscules, pointus et blanchâtres. Quelque chose comme un sanctuaire de rongeurs. Des milliers de squelettes desséchés. Des museaux crayeux, pointus comme des poignards. Des cages thoraciques, fermées comme des griffes. Une infinité de tiges, aussi ténues que des allumettes, correspondant à des fémurs, des tibias, des humérus miniatures.
Les muscles flageolants, s’appuyant toujours au rebord, Karim tendit sa main vers l’ossuaire. Les myriades de squelettes, réfractant la lumière de la lampe, semblaient luire de reflets préhistoriques.
C’est alors qu’une voix s’éleva derrière lui et trancha le martèlement de la pluie :
— Tu n’aurais pas dû revenir, Karim.
Le flic n’eut pas à se retourner pour savoir qui parlait. Il serra les poings et baissa la tête, tout contre les ossements Il murmura :
— Crozier, ne me dites pas que vous êtes dans le coup…
La voix reprit :
— Jamais j’aurais dû te laisser cette enquête.
Karim décocha un bref coup d’œil vers l’embrasure du caveau : la silhouette d’Henri Crozier se découpait très nettement. Il tenait un Manhurin, modèle MR 73 — la même arme que Niémans. Six balles dans le barillet. Des chargeurs rapides dans les poches. Quelques secondes pour vider les douilles et les remplacer, sans aucun risque d’enraiement. Toute une école. Le lieutenant répéta :
— Qu’est-ce que vous foutez dans ce bordel ?
L’homme ne répondit pas. Karim reprit, en levant ses coudes trempés :
— Je peux au moins sortir de cette merde ?
Crozier esquissa un geste avec son arme.
— Reviens vers moi. Mais lentement. Très, très lentement.
Karim glissa dans l’eau et rejoignit les marches, abandonnant le cercueil profané. Sa torche, qu’il avait replacée entre ses mâchoires, lançait des à-coups de lumière instable sur le plafond de pierre. Des flashes qui tournoyaient, comme des éclairs de folie.
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