Dans un effort désespéré, le policier exerça un mouvement latéral dans le boyau. Les douleurs qui fourmillaient le long de son corps jouaient maintenait en sa faveur : elles s’annulaient les unes les autres, plongeant sa chair dans une sorte d’indifférence mortifiée.
Il parvint à se glisser sous le pare-chocs et à s’extirper de son cercueil. Ses bras libérés, il plaqua aussitôt sa main sur sa tempe et sentit un flux épais qui coulait de ses chairs ouvertes. Il gémit en percevant la douce chaleur du sang filer entre ses doigts endoloris. Il songea à un bec d’oiseau englué, vomissant du mazout, et ses yeux s’emplirent de larmes.
Il se redressa, s’appuyant d’un bras sur le rebord du conduit, puis roula sur le sol, tandis qu’à travers sa conscience chancelante une autre pensée le tenaillait.
Le tueur allait revenir. Pour l’achever.
S’agrippant à la carrosserie, il parvint à se placer debout. D’un coup de poing, il ouvrit le coffre cabossé et attrapa son fusil à pompe, ainsi qu’une poignée de cartouches, répandues à l’intérieur. En coinçant l’arme sous son bras gauche — il tenait toujours cette main sur sa plaie —, il réussit de sa main droite à remplir la chambre du fusil. Il effectuait ses manœuvres à tâtons, sans pratiquement rien voir : il avait perdu ses lunettes et la nuit était d’une profondeur d’entrailles.
Le visage barbouillé de sang et de boue, le corps chahuté de souffrances, le commissaire se retourna, balaya l’espace avec son arme. Pas un bruit. Pas un mouvement. Un vertige l’assaillit. Il glissa le long de la voiture, puis tomba de nouveau dans la travée de ciment. Il sentit cette fois la morsure de l’eau froide et se réveilla. Il caracolait déjà contre les parois de ciment, en direction d’une rivière.
Pourquoi pas, après tout ?
Il serra son fusil contre son torse et se laissa dériver vers des eaux plus amples, tel un pharaon en route pour le fleuve des morts.
Niémans flotta longtemps, au fil du courant. Les yeux ouverts, il apercevait, à travers les trouées des feuillages, les blocs mats du ciel sans étoiles. A gauche et à droite, il voyait des effondrements de glaise rouge, des accumulations de branches et de racines, formant une mangrove inextricable.
Bientôt, le ruisseau se rengorgea, gagna en force et en bruissements. L’homme se laissait porter, la tête renversée. L’eau glacée provoquait une vasoconstriction le long de sa tempe et l’empêchait de perdre trop de sang. Au fil des méandres, il espérait maintenant que le cours d’eau l’emmènerait vers Guernon et son université.
Très vite, il comprit que son espoir était vain. Cette rivière était une impasse : elle ne descendait pas vers le campus. L’affluent se nouait en S de plus en plus serrés, à l’intérieur même de la forêt, et perdait de nouveau de sa force et de son élan.
Le courant s’immobilisa.
Niémans nagea vers la rive et s’extirpa des flots en ahanant. Les eaux étaient si chargées de particules, si lourdes de limons, qu’elles ne renvoyaient aucun reflet. Il s’écrasa sur le sol trempé, tapissé de feuilles mortes. Ses narines s’emplirent de relents fétides, cette odeur caractéristique, légèrement fumée, de la terre intime, mêlée de fibres et de brindilles, d’humus et d’insectes.
Il se tourna sur le dos et lança un regard vers les frondaisons de la forêt. Ce n’étaient pas des bois touffus, inextricables, mais au contraire des bosquets effilés, espacés, où régnait une sorte de vacuité, de liberté végétale. Pourtant, l’obscurité était si profonde qu’il était impossible d’apercevoir même les masses noires des montagnes au-dessus de lui. Et il ne savait pas combien de temps il avait dérivé, ni dans quelle direction.
Malgré la douleur, malgré le froid, il se traîna, recroquevillé, et s’adossa contre un tronc. Il s’efforça de réfléchir. Il tentait de se souvenir de la carte de la région sur laquelle il avait inscrit les lieux marquants de l’enquête. Il songeait plus précisément à la position de l’université de Guernon, située au nord des Sept-Laux.
Le nord.
En l’absence de toute information sur sa propre position, comment trouver le nord ? Il ne disposait ni d’une boussole ni d’aucun instrument magnétique. De jour, il aurait pu s’orienter avec le soleil, mais la nuit ?
Il réfléchit encore. Avec le sang qui recommençait à couler de son crâne et le froid qui lui rongeait déjà l’extrémité des membres, il n’avait plus que quelques heures devant lui.
Soudain, il eut une révélation. Même à cet instant, au cœur de la nuit, il pouvait déchiffrer l’orientation du soleil. Grâce aux végétaux. Le commissaire ne connaissait rien au domaine de la flore, mais il savait ce que tout le monde sait : certaines espèces de mousses et de lichens, éprises d’humidité, ne poussent qu’à l’ombre et fuient toute exposition au soleil. Ces plantes obscures devaient donc croître exclusivement au nord, au pied des arbres.
Niémans s’agenouilla, tout en cherchant dans son manteau détrempé l’étui antichocs où il conservait toujours une paire de lunettes de rechange. Intactes. A travers ses nouveaux verres, il discerna avec précision son environnement immédiat.
Il se mit en chasse, au pied des conifères, le long des talus. Au bout de quelques minutes, les doigts glacés et noircis de terre, il comprit qu’il avait raison. Près des souches, des petits bosquets d’émeraude, des pelotes de fraîcheur se tenaient toujours selon la même orientation. Le policier sentait les dômes minuscules, les surfaces filandreuses, les textures de douceur — toute une jungle miniature, qui lui indiquait maintenant la voie du nord.
Niémans se releva avec peine et suivit le chemin des mousses.
Il titubait, écrasant des glèbes, sentant son cœur battre à l’étouffée. Les flaques, les écorces, les rameaux d’aiguilles défilaient. Ses pieds foulaient des caillebotis, des sanctuaires de silex, des trous d’épines, hérissés d’herbes légères : il suivait toujours les lichens. D’autres fois, ils s’enfonçaient dans des marécages crissants de glace, qui creusaient des sillons saumâtres sur le dos des coteaux. Malgré sa fatigue, malgré les blessures, il prenait de la vitesse et puisait des forces dans les parfums tourbillonnants de l’air. Il lui semblait marcher dans l’haleine même de l’averse, qui venait de s’arrêter pour reprendre son souffle.
Enfin, une route apparut.
L’asphalte luisant, la voie du salut. De nouveau Niémans scruta les bulbes frileux, le long des graviers, pour définir la juste direction. Mais tout à coup, une estafette de la gendarmerie surgit d’un virage, phares en tête.
Aussitôt, le véhicule stoppa. Des hommes bondirent pour aider Niémans, qui défaillait, cramponné toujours à son fusil.
Le policier exsangue sentit la poigne des gendarmes. Il entendit des murmures, des cris, des froissements de ciré. Les phares dansaient à l’oblique. Dans la camionnette, l’un des hommes hurla au chauffeur :
— A l’hôpital, magne-toi !
Niémans, à demi conscient, balbutia :
— Non. A l’université.
— Quoi ? Vous êtes salement amoché et…
— A l’université. Je… j’ai rendez-vous.
La porte s’ouvrit sur un sourire.
Pierre Niémans baissa les yeux. Il aperçut les poignets puissants et ombrés de la femme. Il scruta, juste au-dessus, les mailles serrées du gros pull, puis remonta vers le col, près de la nuque, où les cheveux étaient si fins sous le volume du chignon qu’ils ne dessinaient qu’un halo, une brume. Il songea à la magie de cette peau, si belle, si unie, qu’elle transformait chaque matière, chaque vêtement en un privilège. Fanny bâilla :
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