— C’est moi qui décide des rapports entre les éléments.
— Soit. Mais de toute façon, j’ai déjà dit tout ça à votre lieutenant. Alors calmez-vous. De plus, je ne vous révèle rien de secret. N’importe qui dans la ville pourrait vous raconter cette histoire. C’est de notoriété publique. On en a même parlé dans les journaux régionaux.
A cet instant précis, Niémans n’aurait pas aimé rencontrer un miroir. Il savait que son expression était si dure, si tendue, que la glace elle-même ne l’aurait pas reconnu. Le policier se passa la manche sur le front et dit plus calmement :
— Excusez-moi. Cette affaire est un vrai merdier. Le meurtrier a déjà frappé trois fois, et il va continuer. Chaque minute, chaque information compte. Ces fiches anciennes, où sont-elles maintenant ?
Le directeur leva les sourcils, se détendit légèrement et s’appuya de nouveau sur la table d’inox.
— Elles ont été réintégrées dans les sous-sols de l’hôpital. Tant que l’informatisation n’est pas terminée, les archives sont maintenues au complet.
— Et je suppose que, parmi ces fiches, il y en a qui concernaient les petits surdoués, c’est ça ?
— Pas eux directement — elles datent d’avant les années soixante-dix. Mais certaines fiches sont celles de leurs parents, ou de leurs grands-parents. C’est ce détail qui m’a troublé. Parce que j’avais déjà consulté moi-même ces fiches, lors de mon enquête. Or, elles ne manquaient pas dans les dossiers officiels, vous comprenez ?
— Caillois aurait simplement dérobé des doubles ?
Champelaz marcha de nouveau. La singularité de son histoire paraissait l’électrifier.
— Des doubles… ou des originaux. Caillois avait peut-être remplacé, dans les dossiers, les vraies fiches de naissance par des fausses. Dès lors, les vraies, les originales, auraient été celles qu’on a découvertes dans ses casiers.
— Personne ne m’a parlé de cette affaire. Les gendarmes n’ont pas mené une enquête ?
— Non. C’était une anecdote. Un détail administratif. De plus, l’éventuel suspect, Étienne Caillois, était déjà mort depuis trois ans. En fait, il n’y a que moi qui semble m’être intéressé à cette histoire.
— Justement. Vous n’avez pas été tenté d’aller consulter ces nouvelles fiches ? De les comparer avec celles que vous aviez consultées dans les dossiers officiels ?
Champelaz s’efforça de sourire.
— Si. Mais finalement le temps m’a manqué. Vous n’avez pas l’air de comprendre de quel genre de documents il s’agit. Quelques colonnes photocopiées sur une feuille volante, indiquant le poids, la taille ou le groupe sanguin du nouveau-né… D’ailleurs, ces informations sont reportées dès le lendemain dans le carnet de santé de l’enfant. Ces fiches ne constituent qu’un premier maillon dans le dossier du nourrisson.
Niémans songea à Joisneau qui avait voulu visiter les archives de l’hôpital. Ces fiches, même insignifiantes, l’intéressaient au plus haut point. Le commissaire changea brutalement de cap.
— Quel est le rapport entre Chernecé et toute cette affaire ? Pourquoi Joisneau s’est-il directement rendu chez lui, en sortant d’ici ?
Le trouble du directeur revint aussitôt.
— Edmond Chernecé s’est beaucoup intéressé aux enfants dont je vous ai parlé…
— Pourquoi ?
— Chernecé est… enfin, il était le médecin officiel de l’institut. Il connaissait à fond les affections génétiques de nos pensionnaires. Il était donc bien placé pour s’étonner que d’autres enfants, des cousins au premier ou au deuxième degré de ses jeunes patients, soient si différents. De plus, la génétique était sa passion. Il pensait que des faits génétiques pouvaient être perçus à travers la pupille des êtres humains. A certains égards, ce médecin était très spécial…
Le policier se remémora l’homme au front tavelé. « Spécial » : le terme lui convenait parfaitement. Niémans revit aussi le corps de Joisneau, dévoré par les torrents acides. Il reprit :
— Vous ne lui avez pas demandé son avis médical ?
Champelaz se tordit bizarrement, comme si son cardigan le grattait.
— Non. Je… je n’ai pas osé. Vous ne connaissez pas le contexte de notre ville. Chernecé appartient à la crème de l’université, vous comprenez ? Il est l’un des ophtalmologues les plus réputés de la région. C’est un grand professeur. Alors que moi, je ne suis que le gardien de ces murs…
— Pensez-vous que Chernecé ait pu consulter les mêmes documents que vous, les fiches officielles de naissance ?
— Oui.
— Pensez-vous qu’il ait pu les consulter, même avant vous ?
— Peut-être, oui.
Le directeur baissait les yeux. Ses traits étaient écarlates, inondés de sueur. Niémans insista :
— Pensez-vous qu’il ait pu découvrir, lui, que ces fiches étaient falsifiées ?
— Mais… je ne sais pas ! Je ne comprends rien à ce que vous racontez.
Niémans n’insista pas. Il venait de comprendre un autre aspect de l’histoire : Champelaz n’était pas retourné examiner les fiches volées par Caillois parce qu’il avait peur de découvrir une information sur les professeurs de l’université. Des professeurs qui régnaient en maîtres sur la ville, et qui tenaient dans leurs mains le sort d’hommes tels que lui.
Le commissaire se leva :
— Qu’avez-vous dit d’autre à Joisneau ?
— Rien. Je lui ai raconté exactement ce que je viens de vous dire.
— Réfléchissez.
— C’est tout. Je vous assure.
Niémans se planta devant le médecin.
— Est-ce que le nom de Judith Hérault vous dit quelque chose ?
— Non.
— Celui de Philippe Sertys ?
— C’est le nom de la deuxième victime ?
— Vous ne l’aviez jamais entendu auparavant ?
— Non.
— Est-ce que le terme de « rivières pourpres » éveille en vous quelque souvenir ?
— Non. Vraiment, je…
— Merci, docteur.
Niémans salua le médecin abasourdi et tourna les talons. Il franchissait le pas de porte quand il jeta par-dessus son épaule.
— Dernier détail, docteur : je n’ai pas vu ni entendu un seul chien, ici. Il n’y en a pas ?
Champelaz était hagard.
— Des… des chiens ?
— Oui. Des chiens pour aveugles.
L’homme comprit et trouva en lui quelques forces pour sourire.
— Les chiens sont utiles aux aveugles qui vivent seuls, qui ne bénéficient d’aucune aide extérieure. Notre centre est équipé de systèmes domotiques très élaborés. Nos patients sont prévenus au moindre obstacle, aiguillés, guidés… Pas besoin de chiens.
Dehors, Niémans se retourna vers l’édifice clair, qui étincelait sous la pluie. Depuis le matin, il avait évité cet institut au nom de clebs qui n’existaient pas. Il avait envoyé Joisneau ici par pure frousse, au nom de spectres qui n’aboyaient que dans son cerveau.
Il ouvrit sa portière et cracha dehors.
C’étaient ses propres fantômes qui avaient coûté la vie au jeune lieutenant.
Niémans descendait les hauteurs chavirées des Sept Laux. L’averse redoublait. Dans ses phares, le bitume éclatait en une vapeur cristalline. De temps à autre, une flaque de limon se creusait, se froissant sous ses roues dans un bruissement de cataracte. Niémans, cramponné à son volant, tentait de maîtriser son véhicule qui dérivait à chaque fois vers le bord du précipice.
Soudain, son pager retentit dans sa poche. D’une main, l’officier cliqua l’écran : un message d’Antoine Rheims, de Paris. Dans le même geste, Niémans saisit son téléphone et sollicita le numéro mis en mémoire. Dès qu’il reconnut sa voix, Rheims annonça :
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