Jeanne ne répondit pas, sidérée que l’officier évoque aussi librement la violence du passé.
— Vous savez ce que c’est ou non ?
— Je sais, oui. Mais…
— Mais quoi ? Y a prescription, non ? N’oubliez jamais une chose : c’était la guerre. Notre pays était vérole. On a sauvé l’Argentine du désastre. Si on n’avait pas éliminé tous ces gauchistes — il prononçait le mot espagnol, izquierdistas, avec répugnance —, ils auraient recommencé plus tard.
Le Puma arracha un fragment de steak. Derrière lui, les invités allaient et venaient, pantalons à carreaux, polos flashy, robes de marque multicolores — une vraie parade de cirque.
— De toute façon, on n’a pas de leçons à recevoir. (Il braqua sa fourchette vers Jeanne.) C’est vous, les Français, qui avez tout inventé ! La guerre subversive. La torture. Les escadrons de la mort. Même le largage des corps dans la mer ! Tout a été mis au point en Algérie. Tout a été théorisé dans La Guerre moderne du colonel Trinquier. Nous avons suivi le modèle, c’est tout. Des Français sont venus nous former. La moitié de l’OAS était installée à Buenos Aires. Aussaresses avait son bureau à l’ambassade française. Toute une époque !
Jeanne reprit une empanada. Pure contenance.
— En tout cas, reprit-il, il faut nous reconnaître une chose : l’efficacité. En trois ans, l’affaire était réglée. L’ennemi détruit. Ensuite, nous avons dû gérer les petits problèmes.
— Comme l’opération Condor ? Pellegrini haussa les épaules, indifférent.
— On va pas ressortir tous les vieux dossiers. Jeanne joua l’insolence :
— Les militaires ont aussi mené l’Argentine à la faillite. Pellegrini frappa la table avec les manches de ses couverts.
— Le seul désastre connu, c’est la guerre des Malouines ! Une stupide idée d’un général stupide. Putain d’Anglais ! Au XIX esiècle, quand ils assiégeaient Buenos Aires, nos femmes leur balançaient de l’huile bouillante sur la gueule. C’était le bon temps ! (L’officier tendit sa fourchette vers Féraud.) Il mange rien, le gamin ?
— Il a déjà déjeuné. Vous parliez d’une chose survenue à l’amiral Palin…
— Oui. Quand il était simple officier de marine, Palin a eu un pépin lors d’un des premiers vuelos. Dans l’avion, le médecin de bord anesthésiait les prisonniers. On les déshabillait quand ils étaient endormis. J’ai participé à ces opérations : la vision de ces corps nus amassés, genre camp nazi, c’était pas beau à voir… Après ça, la soute s’ouvrait et on balançait. Palin poussait un détenu dans le vide quand le gars s’est réveillé. Il s’est accroché à lui. (Pellegrini éclata de rire.) Ce con a failli passer par-dessus bord avec le subversivo !
Son rire monta encore, puis se transforma en toux. Il retourna à sa pièce de bœuf, l’air sinistre.
— Il disait que, chaque nuit, le gars revenait dans ses cauchemars. Palin revoyait sa gueule terrifiée. Sa main qui s’accrochait à son bras. Son cri silencieux quand il chutait… Pour Palin, cette scène résumait l’horreur des vuelos. Comme si Dieu avait réveillé le prisonnier pour lui cracher à la face l’horreur de son acte. (Pellegrini prit un air théâtral et déclama, en français :) « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn… »
Il raya l’air avec son couteau sanglant, façon essuie-glace.
— Ça l’a pas empêché de continuer. Et de fonder, entre autres, la milice Triple A. Du bon boulot.
Jeanne connaissait ce nom. Alliance anticommuniste argentine. Un groupe terroriste d’extrême droite, qui formait les escadrons de la mort durant les années noires.
— Plus tard, continuait le colonel, il est devenu amiral. Videla l’adorait. Il passait pour l’intellectuel de la bande. C’était pas difficile. Il a été nommé chef du secrétariat à l’Information de l’État. Il n’a plus eu à se salir les mains. Et puis, il a découvert la psychanalyse.
— La psychanalyse ?
— En Argentine, on adore ces trucs-là. Son analyse a duré des années…
Jeanne imaginait l’amiral Alfonso Palin, tortionnaire en chef, assassin en série, « cerveau » de l’épuration antisubversive, se rendant chaque semaine chez son analyste pour tenter de soulager sa conscience. Mission impossible.
Il était temps d’entrer dans le vif du sujet.
— Nous savons qu’Alfonso Palin est venu vous voir en 1981, quand vous dirigiez le Campo Alegre.
Pellegrini attaqua ses achuras. Un mot qui signifie « qui ne sert à rien ». Des saucisses. Du boudin…
— Vous êtes bien renseignée.
— Vous pouvez nous raconter ce qui s’est passé alors ? El Puma devint pensif.
— Pourquoi je vous le raconterais ? Elle misa sur la vanité du bonhomme :
— Pour être au centre de notre livre. (Elle ajouta en français :) En haut de l’affiche. D’ailleurs, il y a prescription, c’est vous qui l’avez dit.
Le colonel eut un sourire féroce, plein d’orgueil. Oui. Sa vanité était son talon d’Achille. Jeanne ne pouvait se départir d’une certaine attirance pour cet homme. Un tueur. Un génocidaire. Mais un coupable qui ne mentait pas.
— À cette époque, on avait un problème, commença-t-il. Les généraux avaient décidé de ne pas tuer les enfants des prisonniers. Il fallait donc les recueillir. Et les éduquer. Au Chili, ils disaient : « Il faut tuer la chienne avant qu’elle ne fasse des petits. » Ici, on récupérait les petits et on les remettait dans le droit chemin. Une autre école. Pour moi, c’était une erreur. Il aurait fallu les abattre. Tous. On voit bien aujourd’hui où ça nous a menés : ces salopards de gosses, qu’on a épargnés, qu’on a élevés, se retournent contre nous ! On aurait dû les foutre dans un cargo. Une bonne injection et…
— Que s’est-il passé ?
— C’était le bordel, reprit Pellegrini plus calmement. Il n’y avait pas de règle. Les prisonnières accouchaient dans les geôles. Des officiers filaient le bébé à leur pute préférée. Un commissaire adoptait une môme pour se garder une « petite fiancée » pour ses vieux jours. Des gradés vendaient les gamins à des familles fortunées. Videla a voulu mettre de l’ordre dans ce foutoir. Il a chargé Palin de procéder à un recensement.
— Des enfants nés dans les centres de détention ? Le colonel avala une saucisse.
— Exactement.
Féraud intervint, pour la première fois :
— Mais… et les mères ? Les mères des bébés ?
— Elles étaient transférées.
— Où ?
Pellegrini regarda tour à tour Féraud puis Jeanne. Il paraissait consterné de leur naïveté.
— On envoyait un télex à Buenos Aires avec la mention RIP. Resquiescat in pace. À l’époque, on avait encore le sens de l’humour.
— En novembre 1981, recadra Jeanne, Palin est venu recenser les naissances à Campo Alegre. Il s’est passé alors un fait inattendu : l’amiral a voulu adopter lui-même un enfant.
L’officier eut un sifflement admiratif.
— Vraiment bien renseignée, la companera…
— L’enfant était âgé de neuf ans. Il s’appelait Joachim. Il avait été adopté par un officier mineur de la base militaire, Hugo Garcia. Un alcoolique qui a fini par assassiner sa femme avant de se donner la mort. Joachim s’est enfui dans la forêt. Il y a passé trois ans avant qu’un jésuite d’origine belge ne le recueille, Pierre Roberge. En mars 1982, plutôt que de donner l’enfant à Palin, Roberge a fui avec lui au Guatemala. Pour finalement vous recontacter et le confier à Palin, avant de se suicider. Pellegrini éclata de rire.
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