Oui, en d’autres circonstances, elle se serait tordue de rire. Mais pas ce soir : parce que ce dîner lamentable, ce guet-apens pathétique lui étaient servis par Marc en personne. Et tout, dans son attitude, depuis le départ de Paris, sonnait faux. Son invitation, son changement d’humeur à son égard, son ton enjoué. Malgré ses efforts, il semblait étranger à tout ce qui se passait ici.
Que cherchait-il ?
Pourquoi l’avait-il amenée ici ?
Une semaine plus tôt, cette escapade l’aurait rendue folle de bonheur — ou de désarroi — mais plus maintenant. Depuis, il y avait eu cette soirée pénible, ce cocktail chaotique où son athlète de poche, avec sa main en sang et ses manières violentes, avait touché le fond. Elle le considérait désormais avec pitié. Il y avait en lui une dureté, un mystère que rien ni personne ne paraissait pouvoir percer. Un homme à l’écorce inviolable. Solitaire, désespéré, incompréhensible. Et cette soirée sinistre confortait encore ce sentiment.
Elle décida d’aller droit au but :
— Tu as quelque chose à me dire, non ?
Elle lui avait déjà posé la question dans la voiture, sans obtenir de réponse. Il louvoya une nouvelle fois :
— Non, sourit-il. Ou plutôt si, mais pas maintenant. Qu’est-ce que tu choisis ?
Il avait utilisé une voix de velours, à double fond. Pour qui la prenait-il, Bon Dieu ? Elle revint à la carte :
— Je comprends rien à ces trucs.
Marc proposa, d’une voix amusée :
— Tu n’as pas envie d’essayer la « farandole de pétoncles au jus de venaison coraillé, perlé à l’essence d’agrumes » ?
Elle sourit.
— Ou le « suprême de poularde, accompagné de ses pieds bleus fondants » ?
Elle surenchérit :
— Je vais plutôt tenter les « lentins du chêne, en cocotte lutée ».
— Je te comprends. Mais n’oublie pas les « endivettes confites au verjus ».
— Sans compter le « boudin de colvert en feuilletage » !
Ils éclatèrent de rire. En un déclic, une complicité s’épanouit entre eux. Un partage d’évidence, limpide, scintillant. Une sorte de sursis. Comme une goulée d’alcool au fond d’une tranchée. Mais elle sentit aussitôt que ça n’allait pas durer.
En effet, le visage de Marc se figea d’un coup. Sa peau prit la teinte d’un pansement dentaire.
— Excuse-moi, lâcha-t-il.
Il quitta la table en un seul mouvement.
Il en était sûr.
Dans l’encadrement de la fenêtre, il l’avait aperçu. Crâne rasé. Visage long et gris. Taille immense. Aucun doute. Reverdi. Marc traversa la salle du restaurant. Il ne savait pas ce qu’il allait faire — il n’était même pas armé. Mais il devait obtenir une certitude.
Sur le perron, il s’arrêta, comme au bord du vide. Il observa le carré de lumière de la cour. Il scruta les cailloux gris, respira l’odeur vive d’humidité, écouta le bruissement des feuilles. Bien. Il essaya de voir, plus loin, à travers les ténèbres. Personne. Une nuit de campagne, ni plus ni moins menaçante que les autres.
Une main se posa sur son épaule.
Il hurla en se retournant, glissa sur les marches et tomba en arrière. Il évita la chute de justesse et resta en position de défense, dans la lumière du lanterneau. Un homme s’avança, large sourire aux lèvres :
— Je suis désolé. Je vous ai fait peur. Je suis le directeur de l’hôtel.
Marc essaya de dire quelque chose — il n’y parvint pas.
— N’ayez crainte : notre parking est surveillé jour et nuit.
Il comprenait à peine ce que l’homme disait. Ses membres tressautaient sous ses vêtements. La sueur lui piquait le visage comme un masque d’épingles. Une nouvelle fois, il tenta de parler : pas moyen. Le directeur le rejoignit dans la cour, parlant toujours un langage incompréhensible. Marc marmonna enfin un « très bien, très bien », puis rentra tête baissée à l’intérieur, bousculant un serveur au passage.
Il revint s’installer à la table. Il tremblait tellement qu’il ne sentait plus ses mains ni ses pieds. Ses extrémités lui paraissaient détachées, et en même temps douloureuses. Il songeait à ces membres coupés qui démangent encore les soldats amputés.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Khadidja. On dirait que t’as vu un fantôme.
— Un coup de fil urgent. Tout va bien.
Pour se donner une contenance, il saisit de nouveau la carte mais la reposa aussitôt. Ses mains vibraient comme des ailes d’insectes. Il les cala sous ses cuisses et se concentra sur les noms qui dansaient devant ses yeux.
Bon Dieu : il fallait qu’il lui parle.
— Ça ne te dérange pas si je laisse la porte ouverte ?
La question était ridicule, comme tout le reste. Elle n’avait pas souvenir d’avoir déjà subi un dîner aussi absurde. Les conversations, à peine ébauchées, mouraient d’elles-mêmes et les silences tombaient, lourds comme des stèles de cimetière. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Elle avait tant rêvé jadis de ce tête-à-tête…
Elle passa dans la salle de bains et s’observa dans le miroir. Elle portait encore des traces du maquillage des prises de vue. Elle réfléchit. Étaient-ils censés faire l’amour cette nuit ? Cela ne serait qu’une absurdité de plus. Accepterait-elle ? Non. Aucun doute. Mais en une nuit, la température pouvait tellement varier… Une angoisse la saisit : elle ouvrit son sac. Elle n’avait pas ses médicaments, ni aucune crème. S’il se passait quelque chose, comment ferait-elle ?
Elle fit couler un bain puis revint dans la chambre. Il valait mieux prendre ce décor avec humour. Le lit colossal, couvert d’une courtepointe de velours. La tapisserie au mur, représentant une scène d’amour courtois. On avait même déposé deux roses rouges sur l’oreiller, en croisant leurs tiges.
Le bain coulait toujours. Elle n’entendait plus de bruit dans la chambre voisine. Elle rangea son manteau dans l’armoire et se décida à ouvrir son lit.
Elle attrapa les roses avant d’écarter la couverture.
Le hurlement surprit Marc alors qu’il observait la cour.
Il traversa sa chambre en un bond et découvrit Khadidja pétrifiée — talons hauts et épaules plus hautes encore —, les yeux vissés sur le dessus-de-lit. Il regarda à son tour et sentit ses tripes se retourner.
Des yeux.
Des yeux reposaient sur la courtepointe.
Marc connaissait leur origine. Le visage énucléé de Vincent. VOIR N’EST PAS SAVOIR. Il remarqua aussi deux roses rouges éparses. Des filets de sang reliaient les pétales aux organes. Ils avaient été cachés à l’intérieur des deux fleurs.
Jacques Reverdi leur souhaitait la bienvenue.
À sa manière.
Marc se jeta sur la porte d’entrée et la ferma à double tour puis il courut dans sa propre chambre pour la verrouiller. Il revint auprès de Khadidja et la prit dans ses bras. Elle tremblait tellement qu’elle avait perdu tout poids, toute masse.
Par réflexe, il considéra à nouveau le lit. Sur la bordure des draps, il aperçut des traces sanglantes. Ce n’étaient pas les éclaboussures des pétales. Il se rappela les toiles du studio et l’avertissement de Reverdi. Ici aussi, le message était incomplet.
Sans hésiter, il saisit la couverture et le drap supérieur. Il les arracha d’un seul geste, balayant roses rouges et globes oculaires.
Sur le drap-housse, des lettres sanglantes tendaient leurs griffes :
CACHE-TOI VITE PAPA ARRIVE
— Mais qu’est-ce qui se passe ?
Il lui saisit la main sans répondre et l’arracha du sol. Khadidja n’eut que le temps d’attraper son sac dans la salle de bains, pendant qu’il déverrouillait la porte. Ils dévalèrent les escaliers puis traversèrent le hall sous le regard étonné de l’homme de la réception.
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