Elle se tenait les mains sur les hanches, jambes écartées, à la manière d’une James Bond Girl des années soixante-dix. Elle paraissait tenir tête au halo blanc qui la cernait et consumait les bords de sa silhouette.
— Maintenant, tu avances d’un pas. Tu te places de trois quarts. Voilà. Tu souris. Avec une pointe d’arrogance…
L’expression demandée s’épanouit sur ses lèvres claires. Un tel sourire possédait une incidence directe, aiguë, sur une partie profonde de soi, une membrane ancestrale, oubliée. Comme ces sondes qui se perdent dans les ténèbres de la Terre et découvrent des poches emplies de liquides fossiles, encore palpitants.
— Nickel. Tu reviens de face. Légèrement cambrée.
Khadidja s’exécuta. La courbe du dos fléchit. Le mouvement aurait pu être vulgaire, aguicheur, mais c’était ici une nonchalance naturelle qui semblait directement descendre du sourire jusqu’aux plus infimes ramifications des membres. Marc trépignait sur place : il avait envie de traverser le plateau, de l’empoigner par la main et de fuir avec elle. Il fallait cacher ce trésor, avant qu’il ne soit trop tard.
Le déclic grave de l’appareil résonnait, suivi aussitôt par le sifflement du flash, puis le moulinet du boîtier. Déclic. Sifflement. Moulinet… Une cadence ternaire. Mais aussi un glas. L’image de Vincent revint lui lacérer la mémoire. Il se tourna dans l’ombre : cette fois, il allait exploser. Pleurer ou vomir. Ou les deux à la fois.
— C’est bon. On arrête !
Marc s’appuya au mur, toujours plié en deux, quand il sentit un parfum très dense, mélange de pigments arides et d’huiles douces. Il pivota : Khadidja se tenait devant lui. À la fois irréelle et trop présente, dans sa combinaison à mailles scintillantes.
— Parmi les visiteurs possibles, t’étais tout en bas de la liste.
Elle n’avait pas l’air surprise — Marine l’avait prévenue.
Un message urgent ? continua-t-elle.
— Je pensais t’inviter en week-end.
— Carrément.
Il tenta de sourire, mais l’effort lui arracha un spasme de souffrance.
— Je… je voulais simplement te montrer un endroit que j’aime beaucoup. Pas loin de Paris.
— Quand ?
— Maintenant.
— De mieux en mieux. Le grand auteur kidnappe les jeunes filles.
L’ironie moqueuse devenait sarcastique. Marc choisit une autre carte — l’orgueil blessé.
— Écoute, dit-il d’un ton rapide, j’agis sur une impulsion. C’est déjà assez difficile pour moi. Si tu n’en as pas envie, on en reste là. Aucun problème.
Elle hocha la tête, sans le quitter des yeux. Ses boucles noires ruisselaient autour de son visage.
— Attends-moi. Je vais chercher mes affaires.
Marc se souvenait parfaitement du lieu. Un relais-château situé aux environs d’Orléans, qui comptait un manoir et ses dépendances, dans un parc de plusieurs dizaines d’hectares. Lorsqu’il était paparazzi, il avait souvent planqué aux abords de cet hôtel. Un refuge secret, élitiste, où les personnalités célèbres venaient consommer leurs liaisons illégitimes, à l’abri des regards indiscrets. À l’époque, en arrosant quelques gars du personnel, il était régulièrement informé des arrivées de couples « porteurs ».
Son coup de chance était que Khadidja possédait une voiture — parce qu’il l’invitait à la campagne, mais il n’avait pas de véhicule. La jeune femme, qui portait un beau « A » au cul de sa Twingo, conduisait avec un plaisir évident. Elle venait de passer le permis, expliqua-t-elle : c’était son premier grand trajet !
Durant le voyage, Marc essaya de nourrir la conversation mais la peur, la confusion, la souffrance se mêlaient dans tout son être au point qu’il parvenait à peine à achever ses phrases. Il avait réglé le rétroviseur extérieur droit afin de pouvoir observer lui-même la route à l’arrière. Au cas où ils seraient suivis. Khadidja était tellement concentrée sur sa conduite qu’elle n’avait pas remarqué ce détail.
Une fois sortis de l’autoroute, ils prirent une départementale. Marc n’eut aucune difficulté à retrouver son chemin, malgré la nuit qui s’avançait. Enfin, au détour d’un virage, il repéra le mur d’enclos, verdi de mousse, camouflé parmi les arbres, puis les deux tours du manoir, qui perçaient les frondaisons.
La Twingo franchit le portail et glissa dans la cour de gravier. Lorsque Khadidja découvrit la façade ensevelie sous le lierre, elle émit un sifflement admiratif. Malgré son état, Marc percevait le charme de cette femme : chaque mot qu’elle prononçait, chaque geste qu’elle effectuait respirait une spontanéité, une fraîcheur déconcertantes, qui n’avaient rien à voir avec ses allures de déesse du Maghreb. Plus on la connaissait, plus son statut d’icône intouchable reculait. Elle était avant tout une jeune femme enjouée, cultivée, qui ne mâchait pas ses mots et qui portait sa beauté comme un manteau léger, qu’elle aurait oublié d’ôter.
Après qu’elle se fut garée, à grand renfort de jurons, de grincements, de calages, ils sortirent de la voiture et prirent la mesure de l’édifice éclairé dans la nuit. Le bâtiment principal était une ferme grise, en forme de « U », dont les anciennes écuries, à gauche, accueillaient maintenant des salles de séminaire et un restaurant. Les fenêtres des chambres se déployaient en série, au premier étage, le long du corps de logis. Face au manoir, dans le parc, on apercevait les dépendances qui abritaient des suites aménagées, comme autant d’îlots de discrétion. Marc se détendit légèrement : entouré par les murs d’enclos et les chênes centenaires, il se sentait, pour la première fois de la journée, en sécurité.
Le hall d’entrée confirmait l’impression de bien-être rustique, sans fioriture. Murs de pierres apparentes, tapis épais sur parquet de bois ciré, armures de fer bombant le torse. Marc ne craignait plus qu’un danger — que le concierge ou le garçon d’étage le reconnaisse et lui souffle une information indiscrète, qui aurait jadis intéressé « la Raflette ». Mais non : le personnel avait changé et on les traita comme un couple standard, s’accordant un week-end aux chandelles.
Marc choisit deux chambres mitoyennes, avec porte communicante, parlant à l’écart de Khadidja, pour ne pas avoir l’air du pauvre séducteur qui tisse sa toile. Dans un coin de son esprit, là où la peur n’avait pas encore tout dévasté, il souffrait de cette situation — de son allure de dragueur à la petite semaine qui tendait un piège à sa secrétaire.
La visite des chambres aggrava encore la caricature. Lit à baldaquin, courtepointe de velours, minibar bourré de bouteilles de champagne : les armes du traquenard. Marc n’osait pas regarder Khadidja. Il était confit de honte.
Dès que le garçon d’étage fut sorti et qu’elle se fut installée dans sa chambre, Marc fouilla la sienne de fond en comble. C’était absurde : Reverdi ne pouvait pas se cacher dans un placard. Il lança un coup d’œil par la fenêtre à droite, le parking. Rien à signaler. Pas de nouvelle voiture, pas de visiteur, pas d’ombre furtive.
Marc regarda sa montre : vingt heures trente. Ils allaient bientôt dîner. Alors il parlerait à Khadidja. Comment réagirait-elle ? Exigerait-elle de se rendre à la police ? Sans doute. Il n’y avait pas d’autre solution : lui-même en était convaincu.
Mais d’abord, tout expliquer.
Ce soir.
Khadidja lisait la carte en silence.
En réalité, elle observait Marc du coin de l’œil. En d’autres circonstances, elle aurait éclaté de rire. À elle seule, la décoration de la table était un morceau d’anthologie : les couverts étaient multipliés par cinq, les chandelles semblaient réglées par un potentiomètre, des tentures isolaient chaque table, formant des alcôves intimes.
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