L’avion volait depuis plus d’une heure. Le bourdonnement des réacteurs assourdissait les tympans, engourdissait les membres. Même les moutons ne bougeaient plus, figés comme des statuettes. Seule Diane continuait à s’agiter, se levant, se calant de nouveau entre les sacs et les passagers. Elle cherchait à retrouver son calme en observant les hommes et les femmes qui l’entouraient.
Les visages n’étaient déjà plus les mêmes qu’à Ulan Bator. Les hommes arboraient des teints bistres, des peaux ravinées, alors que les femmes et les enfants possédaient une peau diaphane, immaculée. Diane contemplait aussi les tons éclatants des deels. Il y avait là des versants de bleu, de vert, de jaune, des éclats de blanc, de rouge, des froissements d’orange, de rose, de violet…
Diane désigna un petit garçon assis près d’elle, sur un carton affaissé, et demanda à Giovanni :
— Comment s’appelle-t-il ?
L’Italien interrogea la mère, écouta la réponse puis traduisit :
— Khoserdene : Double joyau. En Mongolie, chaque prénom possède une signification.
— Et lui ? demanda-telle.
Elle considérait maintenant un garçon plus jeune, blotti dans les bras d’une femme au turban indigo.
— Soleil de mars, traduisit l’attaché.
— Et lui ?
— Armure de fer.
Diane arrêta le jeu des questions. Elle fixait maintenant les foulards des femmes, qui ceignaient leur chevelure noire. Parmi les motifs imprimés, elle reconnaissait des animaux. Des rennes aux bois souverains, des aigles dont les ailes s’achevaient en liserés d’or, des ours dont les pattes se ramifiaient en fresques brunes. Lorsqu’elle regardait mieux, elle distinguait autre chose encore. A la faveur des reflets de soie, les bois, les ailes, les pattes devenaient des bras, des silhouettes, des visages humains… En vérité, sur chaque étoffe, les deux lectures étaient possibles. C’était une sorte de secret à deux faces, complice de la lumière. Diane pressentait que cet effet d’optique était recherché — et qu’il avait son importance.
— Dans la taïga, expliqua Giovanni, l’homme et l’animal s’identifient. Pour survivre dans la forêt, le chasseur s’inspire toujours de la faune. Il y puise ses propres méthodes d’adaptation. L’animal est à la fois une proie et un modèle. Un ennemi et un complice.
L’Italien parlait à tue-tête, pour couvrir le vrombissement du cargo :
— Cela va plus loin avec les chamans. Selon les croyances anciennes, ils ont le pouvoir de se transformer, véritablement, en animaux. Lorsqu’ils doivent communiquer avec les esprits, ils partent en forêt, quittent les habitudes des hommes — ne mangent plus de viande cuite par exemple —, puis subissent l’ultime transmutation afin de rejoindre le monde des esprits.
L’attaché se tut quelques secondes, afin de reprendre son souffle, puis il s’approcha de Diane, comme pour lui livrer un secret. Les parois grises de la carlingue emplirent ses verres, les transformant en deux coupelles de bronze.
— Une tradition tsévène est très connue : à l’époque où ils existaient encore, les chamans de chaque clan devaient se rendre dans des lieux secrets et s’affronter, sous la forme de leur animal fétiche. Ces combats terrifiaient les Tsevens et représentaient pour eux un enjeu crucial.
— Pourquoi ?
— Parce que le chaman vainqueur gagnait les pouvoirs du vaincu et les rapportait au sein de son clan.
Diane ferma les yeux. Depuis plus de dix ans elle étudiait les prédateurs, analysait leurs comportements, guettait leurs réactions. Au fond de ces recherches, il n’y avait qu’un but : comprendre la violence de ces animaux et, peut-être, en déceler le fondement secret.
Ces traditions chamaniques n’étaient pas si loin de ses propres préoccupations. Et l’idée d’un duel sans merci, livré par des hommes-animaux, la séduisait. Elle-même s’était réfugiée dans l’esprit des prédateurs, pour survivre, moralement, après l’accident de son adolescence.
Elle rouvrit les paupières et scruta, à travers la lumière poudrée du cargo, les passagers aux deels bigarrées, les fichus chatoyants des femmes. D’une manière étrange, elle éprouva le sentiment qu’elle avait rendez-vous, elle aussi, au bout de la taïga.
Rendez-vous avec elle-même.
En fin d’après-midi, alors qu’ils voyageaient à bord du deuxième avion — un biplan minuscule, vacillant dans les vents et les nuages —, la steppe se couvrit brutalement de forêts immenses. Les collines s’élevèrent en versants rouge et or, les clairières s’approfondirent en nuances sombres, la terre se mit à scintiller de centaines de rivières. Ils parvenaient à la frontière nord du pays. Aux portes de la Sibérie.
Au lieu d’éprouver un regain d’énergie face à tant de beauté, Diane sentait la fatigue fondre sur elle. Giovanni s’exaltait au contraire à la vue de ce paysage. « La région des lacs. La Suisse mongole ! » hurla-t-il en s’approchant du hublot. Il sortit une carte géographique, se cala au fond de la carlingue et fit ses commentaires à voix haute, braillant toujours pour couvrir le vacarme des hélices : « Ça va être un voyage incroyable. Nous sommes des pionniers, Diane ! »
Dix-huit heures. Atterrissage dans la plaine. Tsagaan-Nuur ne comportait qu’une trentaine de baraques : des isbas peintes dans des tons pastel. Si les passagers du cargo de Mörön n’avaient pas manifesté le moindre intérêt pour les voyageurs européens, l’attention des autochtones se réveilla brusquement ici, surtout à l’égard de Diane et de ses torsades blondes, qui dépassaient de sa chapka.
Pendant que Giovanni s’entretenait avec un vieil éleveur de rennes, Diane s’approcha de la clôture qui abritait les cervidés. Petits, poudrés de noir ou de blanc, ils ressemblaient à des modèles réduits, oscillant entre l’animal en peluche et la figurine de granit. Seuls leurs bois leur conféraient quelque noblesse. Chaque bête avait la tête couronnée de branches revêtues d’une sorte de velours gris, qui s’effilochait en cette saison.
L’ethnologue revint expliquer la situation à Diane. L’éleveur pouvait leur « louer » six ou sept montures, mais à une seule condition : il voulait d’abord évaluer leur aptitude à chevaucher les rennes. Piqué au vif, Giovanni décida de monter aussitôt l’une des bêtes. A la troisième chute, il parut se fatiguer des rires des Mongols, groupés en masse pour assister au spectacle. A la cinquième, il vérifia son équipement : pourquoi sa selle n’était-elle pas fixée ? A la septième, il envisagea à voix haute la possibilité d’un voyage à pied. Enfin le propriétaire daigna livrer quelques explications. Le pelage des rennes était si lisse qu’il n’accrochait aucun matériau — il était donc impossible de fixer la moindre sangle. Il fallait au contraire laisser le harnachement libre et épouser la démarche de l’animal — flotter sur son échine, en se dirigeant grâce à l’encolure. Joignant les actes à la parole, l’éleveur chevaucha l’une de ses bêtes et effectua un tour d’enclos.
Diane et Giovanni commencèrent leur apprentissage. Il y eut de nouvelles chutes, de nouveaux rires. Trempés, boueux, les deux voyageurs s’abandonnèrent à l’atmosphère joviale du village. Diane, lorsqu’elle ne passait pas les étriers, était si grande qu’elle pouvait enjamber sa monture et poser les pieds au sol. Cette démesure provoquait l’hilarité des spectateurs. Dans cette explosion de gaieté, les compagnons semblaient enfin accorder leur humeur.
Surtout, après chaque plongeon, après chaque rire, une secrète mélancolie les saisissait. Ils levaient les yeux et découvraient les hautes murailles de la chaîne Khoridol Saridag qui fermaient l’horizon, dans un silence de quartz. Le vent doré du crépuscule reprenait tout à coup ses droits, fouettant leur visage surchauffé. Le regard de Diane croisait alors celui de Giovanni et ils percevaient soudain, alors que l’herbe se couchait en longues vagues langoureuses, ce que leur murmurait chaque rafale : des chansons tristes de cœurs blessés, d’éloignement sans retour. Quand la nuit fut tombée, quand ils surent enfin monter les petits dos gris, ils avaient également surpris un autre secret : la nostalgie inquiète de la taïga.
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