Mais une autre idée la saisit. En admettant qu’Eugen Talikh n’ait pas été directement impliqué dans l’essai fatal, en supposant que l’accident n’ait pas été de son fait, n’y avait-il pas là un irréductible motif de vengeance ? Diane forgea une nouvelle hypothèse. Et si, pour une raison qu’elle ignorait encore, c’étaient les chercheurs du laboratoire de parapsychologie qui avaient été les responsables de l’embrasement ? Talikh, le paisible transfuge, ne pouvait-il pas se transformer en un tueur féroce en apprenant que les chercheurs revenaient sur les lieux de leur crime ?
Aux premières lueurs du jour, Diane s’éveilla. Elle s’habilla, enfila un surpantalon étanche et endossa sa parka, avant de se glisser sous un poncho imperméable. Elle prépara son sac à dos : torche halogène, cordes, mousqueton, piles de rechange. Elle ne possédait aucune arme : pas même un couteau. Un bref instant, elle songea à dérober un fusil aux Mongols qui dormaient sous l’une des tentes voisines mais y renonça aussitôt : trop risqué. Elle zippa son sac et sortit dans l’aurore.
Tout était verglacé. L’herbe était blanche, parfois traversée de flaques bleutées. Les gouttes de rosée étincelaient dans leur fixité de givre. Le long des frondaisons, de frêles stalactites s’accrochaient à leurs branches. Tous ces scintillements paraissaient plus vifs, plus lumineux à cause des brumes qui les cernaient, les cajolaient, les enveloppaient d’une opacité légère.
Au loin, elle devinait la présence des rennes. Elle entendait leurs sabots qui faisaient craquer les croûtes de glace, leur souffle grave creusant des zones de chaleur dans ce monde de froidure totale. Elle les imaginait, gris, invisibles dans le brouillard, cherchant le sel le long des pierres, des lichens, des fûts d’écorce. Plus loin encore, elle captait les clapotis réguliers du lac. Diane inhala l’air froid et observa le campement. Pas un mouvement, pas un bruit : tout le monde dormait. Elle plongea dans les taillis, s’efforçant de ne pas briser les buissons de cristal. Cent mètres plus loin, elle dut s’arrêter pour se soulager, s’insultant de ne pas y avoir pensé plus tôt, avant de se harnacher complètement.
Derrière les arbres, elle se dépêtra du mieux qu’elle put de son surpantalon et s’accroupit. Aussitôt, les rennes, sentant le sel contenu dans l’urine, se ruèrent dans sa direction, provoquant un boucan de harde parmi les branches gelées. Elle n’eut que le temps de se rhabiller et de détaler en vitesse. A bonne distance, elle ralentit et éclata de rire. Un rire nerveux, crispé, silencieux, mais qui la libéra. Elle coinça ses pouces sous les bretelles de son sac à dos et se mit en marche. Parvenue au bord du lac, elle scruta, sur sa droite, le versant de la colline au-delà de laquelle, selon les guides mongols, se situait le tokamak. Il y en avait pour deux kilomètres. Elle se glissa sous les mélèzes et commença son ascension.
Sa respiration devint bientôt douloureuse, son corps se trempa de sueur. Les gouttelettes de brouillard perlaient comme des joyaux sur son poncho. Son souffle retombait en pluie cristalline. Elle aperçut des creusées d’ombre parmi les herbes. Elle s’approcha. C’étaient les lits nocturnes de biches ou de daims, encore tièdes de leur présence. Diane ôta un gant et caressa leurs contours de ses doigts nus. Puis son regard s’attarda sur les racines brunes qui couraient entre ses pieds. Elle les toucha aussi, savourant leur rugosité.
Elle poursuivit sa montée. Alors seulement elle se remémora les paroles de Gambokhuu. La description de la catastrophe atomique et de l’agonie de ses victimes. Par contrecoup, ses conclusions de la veille s’approfondirent. Pour une raison qu’elle ignorait, les parapsychologues partageaient une responsabilité dans la défaillance du tokamak. D’une manière ou d’une autre, ils étaient liés à cet accident. Soudain, s’éveilla dans son esprit une succession de souvenirs. Elle revit la peau marquée de taches brunes de Hugo jochum. L’épiderme rosâtre de Philippe Thomas, dont l’eczéma provoquait de véritables mues. Elle se souvint aussi, détail enfoui dans sa mémoire, de l’étrange atrophie de l’estomac de Rolf van Kaen, qui l’obligeait à ruminer des fruits rouges…
Comment n’y avait-elle pas pensé dès hier soir ?
Les parapsychologues avaient été, eux aussi, irradiés.
Chacun d’eux portait l’empreinte de la morsure atomique, qu’ils avaient dû subir à plus grande distance — et donc avec une moindre force. Les stigmates d’une irradiation pouvaient apparaître après des décennies, sous l’apparence de difformités ou de maladies. La bizarrerie des séquelles de ces hommes s’expliquait sans doute par la nouveauté de l’expérience. En vérité, personne n’avait jamais été exposé à une irradiation de tritium.
Diane développa son hypothèse : et si l’explosion atomique, de la même façon qu’elle avait bouleversé le métabolisme de ces hommes, avait modifié quelque chose dans leur esprit ? L’atome pouvait peut-être amplifier la puissance supposée d’une conscience — développer des pouvoirs paranormaux ?
Dans une telle affaire, il était difficile de croire au hasard. Dès lors, pourquoi ne pas imaginer que les chercheurs s’étaient volontairement exposés aux radiations ? Qu’ils avaient remarqué, parallèlement à leurs propres expériences, des signes chez les ouvriers tsevens laissant penser que l’exposition au tritium provoquait des mutations mentales ? Alors les parapsychologues avaient déclenché l’éclair atomique dans le cadre d’une expérience extrême. Quelque chose avait failli, des hommes — un peuple — étaient morts, mais les apprentis sorciers avaient atteint le résultat escompté. Leurs pouvoirs s’étaient accrus sous l’effet de l’atome. Ces hommes étaient des mages. Des mages des temps nucléaires.
Marchant d’un pas résolu à travers la forêt, chauffant son sang au rythme de ses pas, Diane s’installait progressivement au cœur de cette vérité. Tout collait désormais. L’accident était fondé sur un sabotage organisé par une poignée de scientifiques. Voilà pourquoi Talikh les pourchassait aujourd’hui, les traitant, au seuil de la mort, comme des bêtes.
Et voilà pourquoi, sans doute, ces hommes revenaient dans l’anneau de pierre. Pour renouveler l’expérience : s’exposer à l’irradiation et régénérer leurs pouvoirs…
Diane s’arrêta. Parvenue au sommet de la colline, elle apercevait, à travers le brouillard, la dépression de la nouvelle vallée.
Et, au centre de cette clairière, l’immense couronne du tokamak.
Diane songea à une ville. Autour de l’anneau de pierre, un dédale de bâtiments, de structures rouillées se déployait sur plusieurs hectares, dont les hauteurs se perdaient dans les brumes. A droite, jouxtant la montagne, se dressaient les turbines de la centrale électrique qui avait alimenté le circuit thermonucléaire. Elle poursuivit sa descente. Elle discernait, au-delà des bâtiments, creusés entre les parois rocheuses, les sillons à demi effacés de routes et de chemins de fer. Grâce à ces infrastructures, les Soviétiques avaient transporté les équipes et le matériel nécessaires à la construction de l’ouvrage. Diane était prise d’un vertige : combien d’ingénieurs, d’ouvriers, de roubles avaient-ils été engloutis dans ce projet qui s’était achevé en une flambée meurtrière ?
Elle contourna la couronne par le flanc ouest. Sous ses pieds, les dalles de ciment remplaçaient peu à peu le sol herbu. Elle enjamba des éboulis, des morceaux de ferraille, puis pénétra dans le premier édifice. A l’intérieur, l’espace était compartimenté par des cloisons ajourées dont les vitres étaient brisées.
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