Ils connectèrent l’ordinateur à l’unique prise téléphonique. Par courtoisie, Giovanni laissa Diane consulter la première sa messagerie. Ils utilisaient les mêmes logiciels de recherche et de communication. En quelques manœuvres, elle put accéder à son fichier central et ouvrir sa boîte aux lettres. Les messages s’accumulaient en une liste de noms et de sigles familiers.
Quelques secondes de recherche lui suffirent. Parmi les e-mails du 14 octobre, un était signé de Langlois. Le message avait été reçu à treize heures trente-quatre, soit une demi-heure avant qu’elle ne le contactât par téléphone, de l’hôpital de Nice. Elle avait vu juste : le policier, la croyant en fuite, lui avait laissé quelques lignes électroniques dans l’espoir de l’informer de ses découvertes.
Elle cliqua sur la petite icône et vit s’ouvrir le message. Elle sentait, littéralement, son cœur battre dans son corps.
De : Patrick Langlois
A : Diane Thiberge
14 octobre 1999
Diane,
Où êtes-vous ? Depuis plusieurs heures, tous mes hommes sont à vos trousses. Qu’est-ce qui vous est encore passé par la tête ? Où que vous soyez, quoi que vous ayez décidé, il faut que vous connaissiez les dernières informations. Dès que vous aurez lu ce message, vous devez m’appeler. Il n’y a plus d’autre voie pour vous que la confiance.
Diane cliqua sur la souris, afin de dérouler le texte :
Les enquêteurs allemands m’ont appelé ce matin. Ils ont découvert que van Kaen avait effectué plusieurs virements d’argent à un jeune couple de Potsdam, dans les environs de Berlin. Renseignements pris, il semble que la femme, Ruth Finster, a été opérée des trompes à l’hôpital Die Charité et qu’elle a connu là-bas van Kaen, en 1997. A l’évidence, l’homme était devenu son amant.
Mais là n’est pas l’important. C’est que cette femme, devenue stérile après l’opération, vient d’adopter un petit Vietnamien, en septembre dernier, dans un orphelinat d’Hanoi, largement financé par van Kaen lui-même.
Diane devait nouer chaque muscle du visage pour ne pas hurler. Nouveau clic. Nouveau défilement de texte :
J’ai aussitôt pris mes renseignements à propos de Philippe Thomas, alias François Bruner. En une heure, j’ai trouvé ce que je cherchais : toujours en 1997, l’ancien espion a pris sous sa coupe l’une de ses collaboratrices, Martine Vendhoven, trente-cinq ans, spécialiste des peintres fauves.
Signe particulier : la femme, mariée, souffre d’une insuffisance ovarienne et ne peut avoir d’enfants. Elle a adopté un petit Cambodgien à la fin du mois d’août, dans un centre de Siem-Reap, près des temples d’Angkor. L’adoption a été organisée par une fondation cambodgienne, dont Philippe Thomas est un des principaux donateurs.
Diane ne lâchait pas les lignes. Chaque mot avait la violence d’un clou enfoncé dans sa chair.
Bien sûr, ces similitudes ne peuvent être de simples coïncidences. Ces hommes, anciens communistes, partageant un passé lié à la Mongolie et au tokamak, se sont débrouillés pour faire venir, aux mêmes dates, des enfants asiatiques. Sans aucun doute des Veilleurs, originaires de la région du site nucléaire.
Diane : il est clair que vous avez adopté, à votre insu, un enfant pour le compte d’un de vos proches. Un homme âgé qui pourrait avoir un passé soviétique. Qui peut-il être ? A vous de chercher. A vous de me le dire.
A vous, surtout, de me contacter au plus vite.
Carl Gustav Jung disait que ce ne sont pas les auteurs qui choisissent leurs personnages, mais les personnages qui choisissent leurs auteurs. Je crois que c’est la même chose pour le destin. Quand je ferme les yeux, j’essaie de vous imaginer mariée, heureuse, mère de plusieurs enfants sans histoire. Ne le prenez pas mal, mais je n’y parviens pas. Et c’est un compliment. Appelez-moi.
Je vous embrasse.
Patrick.
D’une commande clavier, Diane effaça le document. Giovanni, qui se tenait, par discrétion, à quelques mètres de là, s’approcha et demanda :
— Les nouvelles sont bonnes ?
Elle ne parvint pas à lever les yeux. Elle répondit simplement :
— Je vais me coucher.
Tout s’était passé dans sa villa du Lubéron, à l’heure où les insectes, enfin, se taisent. Diane se souvenait surtout des couleurs, qui s’intensifiaient à mesure que la nuit tombait. L’ocre des carrières, au-dessus des ormes et des pins. Le mauve du ciel qui s’irisait peu à peu dans le crépuscule. Et le bleu trop dur, trop artificiel, de la piscine qui clapotait à quelques mètres de là.
L’homme avait parlé de sa voix grave, entre deux bouffées de cigare, alors qu’elle regardait les volutes de fumée se perdre dans le soir. Elle avait songé à des rêves de puissance, des résonances de pouvoir, se distillant parmi la nature indifférente.
En ce mois d’août 1997, il lui avait conseillé d’adopter un enfant. Diane avait déjà songé à cette solution, mais cette soirée avait scellé son choix.
Près d’un an plus tard, en mars 1998, il avait proposé d’intervenir personnellement afin d’accélérer les procédures. Il pouvait appeler le directeur de la DDASS. Il pouvait contacter le ministre des Affaires sociales. Il pouvait tout. Diane avait d’abord refusé puis, lorsqu’elle avait compris que sa candidature était reléguée aux oubliettes, elle avait accepté son soutien — à l’unique condition que sa mère n’en soit pas informée.
Quelques mois plus tard, elle avait obtenu l’agrément et pu envisager une démarche d’adoption internationale. L’homme l’avait alors orientée vers un orphelinat soutenu par une organisation qu’il finançait lui-même : la fondation Boria-Mundi.
Au mois de septembre, Diane s’était envolée vers Ra-Nong et avait recueilli Lucien. Un souvenir, précis, lui revenait : le soir de l’accident, lorsqu’elle avait emmené le petit garçon chez sa mère, l’homme l’avait rejointe sur le palier et avait observé l’enfant. Il avait paru bouleversé puis, sans que rien ne laissât présager ce geste, il l’avait embrassée, elle. Sur l’instant, elle n’avait pas compris pourquoi. Elle ne pouvait admettre une vulgaire offensive de drague de sa part, et elle avait raison. Le baiser abritait une autre réalité. Celle d’un homme au visage caché, qui venait de recevoir son Veilleur. Un homme au passé d’effroi qui attendait, posté derrière son sourire indéchiffrable, une date précise pour repartir vers les terres obscures de sa jeunesse.
Charles Helikian, cinquante-huit ans. Propriétaire de plusieurs cabinets de conseil en psychologie d’entreprise. Conseiller personnel de grands patrons français, consultant stratégique de quelques ministres et personnalités politiques. Un homme d’image et d’influence, qui évoluait dans les sphères les plus hautes du pouvoir, mais qui n’avait jamais perdu de son altruisme, de son humanité.
Diane ne connaissait rien de son passé. A une exception près, qui pouvait constituer un lien avec l’affaire : Charles avait été gauchiste, tendance trotskiste. C’était du moins ce qu’il proclamait, évoquant, les yeux brillants, sa jeunesse tourmentée. Mais n’avait-il pas été plutôt un communiste pur et dur, affilié au Parti, assez fanatique pour franchir le Rideau de fer, en 1969, comme Philippe Thomas ? Helikian était assez intelligent pour avouer aujourd’hui une demi-vérité et désamorcer ainsi toute autre recherche à propos de son passé.
Elle l’imaginait assez bien, jeune et svelte, hurlant sa colère sur les barricades de mai 68. Elle l’imaginait aussi rencontrer Philippe Thomas, sur les bancs de la faculté de psychologie, à Nanterre. Après l’échec de l’insurrection parisienne, les deux hommes avaient dû associer leurs fièvres dans un projet insensé : s’installer au cœur du continent rouge. Sans doute partageaient-ils également la même passion pour les facultés psi et espéraient-ils approfondir ces études en URSS.
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