— Vietnamien ? Grand Dieu : pourquoi vietnamien ?
— Eh bien… Le Viêt-nam n’est pas si loin et…
— Non. C’est impossible. D’ailleurs, je parle cette langue. Le dialecte de Lu-Sian n’avait rien à voir.
Diane murmura :
— Je vous remercie. Je… je vous rappellerai.
Elle raccrocha et laissa résonner en elle, comme dans une nef glacée, les paroles de la directrice.
C’est alors qu’un souvenir lointain lui traversa l’esprit.
C’était en Espagne, à l’occasion d’une mission de repérage, dans les Asturies. A l’un de ses moments perdus, Diane avait visité un monastère. Une bâtisse brutale et grise, qui vivait encore à l’heure des méditations et des murmures de pierre. Dans la bibliothèque, elle avait découvert un objet qui l’avait fascinée. Derrière une vitrine, un parchemin était suspendu à des filins d’acier. Son aspect rugueux et rosâtre lui conférait un caractère organique, presque vivant. L’écriture gothique y défilait en lignes serrées, appliquées, accordant parfois un espace pour une délicate enluminure.
Mais le fait captivant était ailleurs.
A intervalles réguliers, un néon de lumière ultraviolette s’allumait en surplomb, faisant apparaître, sous les lettres noires, une autre écriture, fluide et sanguine. Les traces d’un texte antérieur, datant de l’Antiquité. Comme une empreinte laissée dans la chair même du parchemin.
Diane comprenait maintenant : si son enfant était un palimpseste, si son passé était une sorte de texte à demi effacé, alors elle en possédait des bribes. Lu. Sian. Et les quelques autres mots qu’il n’avait cessé de répéter durant les trois semaines où il avait vécu près d’elle, à Paris. Ces mots que Térésa Maxwell ne comprenait pas.
L’un des bureaux de l’Institut national des langues et civilisations orientales était situé rue de Lille, juste derrière le musée d’Orsay. C’était un vaste édifice, sombre et autoritaire, marqué par cette majesté qui caractérisait, aux yeux de Diane, les beaux immeubles du septième arrondissement.
Elle traversa le hall de marbre puis se faufila parmi le dédale d’escaliers et de salles de classe. Au premier étage, elle repéra le bureau des langues du Sud-Est asiatique. Elle expliqua sommairement à une secrétaire qu’elle était journaliste et qu’elle préparait un reportage sur les ethnies du Triangle d’Or. Etait-il possible de rencontrer Isabelle Condroyer ? Elle avait trouvé ce nom dans le volume de la Pléiade consacré à l’ethnologie : la scientifique paraissait la meilleure spécialiste des peuples de ces régions.
La secrétaire lui répondit d’un sourire. Diane avait de la chance : M meCondroyer achevait justement un cours magistral, ici même. Elle n’avait qu’à l’attendre dans la salle 138, au rez-de-chaussée : on allait prévenir le professeur.
Diane descendit aussitôt dans la classe. C’était une pièce minuscule, située à l’entresol, dont les soupiraux en verre feuilleté s’ouvraient à ras de terre sur une cour intérieure. Les petites tables au coude à coude, le tableau noir, l’odeur de bois verni rappelèrent à Diane le temps de ses études. Elle s’assit au fond de la salle, mue par un ancien réflexe d’élève solitaire, puis s’immergea, presque malgré elle, dans les souvenirs de faculté.
Lorsqu’elle évoquait cette période de sa vie, elle ne songeait pas aux heures passées en classe, mais plutôt, déjà, aux missions qui avaient jalonné ses dernières années de doctorat. Elle n’avait jamais été une élève studieuse. Pas plus qu’elle n’avait été un esprit féru d’analyse et de théorie. Diane se passionnait exclusivement pour le travail de terrain. Morphologie fonctionnelle. Auto-écologie. Topographie des espaces vitaux. Dynamique des populations… Ces termes et ces disciplines n’avaient joué pour elle que le rôle de prétextes afin de partir — de guetter, d’observer, d’appréhender la vie sauvage.
Depuis son premier voyage, Diane menait une unique quête : comprendre la barbarie de la chasse, la violence des prédateurs. Elle vivait dans l’obsession de cette énigme, qui se résumait au claquement d’une mâchoire sur de la chair vive. Mais peut-être n’y avait-il rien à comprendre — seulement à éprouver. Lorsqu’elle observait les grands fauves aux aguets, tapis dans la broussaille, immobiles au point de faire corps avec la végétation, au point de se creuser, de s’encastrer dans la texture même de l’instant, Diane éprouvait cette certitude : un jour, à force de concentration, elle deviendrait ce fauve, cet affût, cet instant. Il n’était plus question de comprendre l’instinct animal. Il fallait se glisser à l’intérieur. Devenir cette pulsion aveugle, ce mouvement de destruction qui ne connaissait d’autre logique que lui-même…
La porte s’ouvrit tout à coup. Isabelle Condroyer portait des pommettes hautes comme on porte des talons aiguilles. Sous des cheveux châtains coupés court, ses yeux étaient légèrement bridés mais ses iris étaient d’un vert thé. De véritables amandes, encore toutes fraîches, sur leurs frondaisons. Une goutte d’élixir asiatique s’était diluée dans le sang de cette femme pour lui donner non pas un charme de poupée exotique, mais plutôt une dureté de montagne, une rugosité d’altitude. Diane se leva. La scientifique déclara aussitôt :
— Ma secrétaire m’a dit que vous étiez reporter. Pour quel journal ?
Diane remarqua que l’ethnologue portait un chemisier rouge trop étroit. Le tissu s’évasait en petites chatières indiscrètes. Elle s’efforça de sourire.
— C’est-à-dire… J’ai surtout dit ça pour vous rencontrer.
— Pardon ?
— J’ai besoin d’un renseignement. Un renseignement très urgent…
— Vous plaisantez ? Vous vous figurez que je n’ai que ça à faire ?
Un bref instant, Diane eut envie de lui répondre sur le même ton, mais elle se ravisa. Une technique de combat consistait à utiliser l’élan de l’adversaire à son encontre. Elle choisit de jouer la corde sensible pour faire retomber l’agressivité de la femme.
— Je viens d’adopter un enfant, expliqua-t-elle. En Thaïlande, aux environs de Ra-Nong. Vous connaissez sans doute cette région. L’enfant est âgé de six ou sept ans.
— Et alors ?
— Il prononce quelques bribes de phrases. Je voudrais savoir quelle langue il parle, quel est son dialecte d’origine.
L’ethnologue posa son cartable sur le bureau qui faisait face aux tables de classe. Elle croisa les bras. Les ouvertures de son chemisier s’élargirent plus nettement sur l’éclat du soutien-gorge. Diane poursuivit, imperturbable :
— Nous venons d’avoir un accident de voiture. L’enfant a failli mourir. Il est encore inconscient mais les médecins pensent qu’il va se réveiller.
La femme observait Diane avec une nouvelle expression. Elle semblait se demander si elle était tombée sur une folle ou si, au contraire, une telle histoire pouvait s’inventer. Le mensonge, clair et précis, prenait forme dans l’esprit de Diane.
— Voilà ce qui se passe. Les médecins pensent qu’il serait bon, quand l’enfant reprendra connaissance, qu’on lui parle sa langue natale. Il n’est à Paris que depuis quelques semaines, vous comprenez ?
Cela sonnait si juste qu’elle se demanda soudain si elle ne prononçait pas là une vérité, quelque chose dont il faudrait réellement se préoccuper. Le ton du professeur s’atténua :
— Votre histoire est… Enfin… Dans quel état est-il ?
— Il y a quelques jours, il paraissait condamné. Mais, aujourd’hui, les médecins sont optimistes. Plusieurs signes tendent à démontrer qu’il va sortir du coma. Reste le problème des séquelles.
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