— Je m’appelle Diane Thiberge.
Silence de l’homme. Elle ajouta :
— Vous voyez qui je suis, non ?
— Non.
— Je suis celle qui conduisait le 4 x 4, la nuit de l’accident.
Vulovic ne dit rien. Une minute passa. Ou seulement quelques secondes. Dans son état de nervosité, Diane n’était sûre de rien. Il ordonna :
— Entrez.
Diane traversa un vestibule étroit, tapissé de CD et de cassettes vidéo, puis découvrit une cuisine, sur la droite, revêtue de lino et de formica. D’un geste, l’homme l’incita à entrer.
Le jour terne s’épanchait à travers des voilages grisâtres. Un évier, un chauffe-eau : deux taches livides englouties sous de la vaisselle sale. Et l’odeur de drogue qui pétrissait l’atmosphère. Diane repéra une chaise dans l’axe de la fenêtre entrouverte. Elle s’assit rapidement, déclenchant un nouveau frétillement de reflets sur son ciré.
L’homme l’imita, choisissant un tabouret, de l’autre côté de la table. Il avait une gueule longue et sèche, qui jaillissait de sa capuche baissée comme un tubercule jaunâtre. Des cheveux blonds, coupés en queue de canard, et un bouc frisottant, qui ressemblait à des fibres de maïs. Il ne portait déjà plus de pansements. Seulement quelques croûtes brunes, sur le front et les arcades. Il marmonna, tête baissée :
— Je voulais venir à l’hôpital mais…
Il s’arrêta et releva le visage. Ses yeux verts ressemblaient à des petits hublots ouverts sur une mer glacée. Il demanda :
— Il est… Enfin, l’enfant… il est…
Diane comprit que personne ne lui avait donné de nouvelles. Elle souffla :
— Il va mieux. C’est inespéré mais il est en voie de rémission. Alors on le laisse de côté, okay ?
Vulovic hocha vaguement la tête, observant son interlocutrice avec indécision. Il avait le corps tordu, les épaules retroussées. Un drogué prisonnier de son mal intime. Il demanda :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Revenir avec vous sur les circonstances de l’accident. Savoir ce qui vous est arrivé au volant.
Le chauffeur tiqua. Un éclair de méfiance traversa ses pupilles. Diane ne lui laissa pas le temps de parler :
— Vous avez dit que, ce soir-là, vous veniez du parking de l’avenue de la Porte-d’Auteuil. Qu’est-ce que vous faisiez là ? Vous vous reposiez ?
L’homme sourit malgré lui. Un éclat salace se découpa dans ses iris.
— Vous n’êtes jamais passée par là ? Je veux dire : le soir ?
Diane imagina une avenue anonyme, coincée entre le boulevard périphérique et le stade Roland-Garros, qui menait directement au bois de Boulogne. Soudain elle visualisa ce même tableau, de nuit, et comprit ce que ses propres hantises lui avaient caché jusqu’ici : les putes. Cet homme était simplement allé aux putes.
Il hocha la tête comme s’il avait deviné les déductions de Diane.
— C’est un truc classique avant un départ. Je devais aller en Hollande. Hilversum. Aller et retour. Vingt-quatre heures de route.
Diane enchaîna :
— D’accord. Mais j’ai lu des statistiques sur l’hypovigilance. Quatre-vingt pour cent des accidents de poids lourd liés à l’endormissement surviennent entre vingt-trois heures et une heure du matin. D’après ces mêmes chiffres, ce type d’accidents ne se produit jamais sur le boulevard périphérique. Par nature, la proximité de la capitale « réveille » les chauffeurs. Si vous sortiez de…
— Vous menez une enquête ? trancha soudain le mec, d’un ton agressif.
— Je veux simplement comprendre. Comprendre comment vous avez pu vous endormir, à minuit, alors que vous veniez de visiter une prostituée et que vous vous apprêtiez à attaquer vingt-quatre heures de route.
Vulovic se tortilla. Ses mains vibraient au-dessus de la table. Diane réfréna sa propre nervosité et changea brutalement de direction.
— Pour rester éveillé, qu’est-ce que vous prenez ?
— Du café. On a des thermos.
Diane eut un frémissement de narine — allusion muette à l’odeur qui régnait dans cette cuisine pourrie.
— Vous fumez, aussi, non ?
— Comme tout le monde.
— Je veux dire : du shit.
L’homme ne répondit pas. Elle poursuivit :
— Vous n’avez jamais pensé que ça pouvait vous casser complètement ? Vous endormir ?
Vulovic tendit son cou. Un réseau de veines battait sous sa peau.
— Tous les chauffeurs se défoncent pour tenir. Chacun a ses plans. Pigé ?
Diane se pencha au-dessus de la table. Ces airs à la redresse ne l’impressionnaient pas. Elle passa au tutoiement :
— Tu ne prends rien d’autre ?
Le routier se renfrogna dans son silence. Diane insista :
— Amphètes, coke, héroïne ?
Il braqua son regard, de biais, dans sa direction. Deux globes de fer, luisants comme des balles, sous des paupières voilées. Un lent sourire s’insinua sur ses lèvres.
— J’ai compris. Vous voulez me causer des emmerdes. On m’a viré. On m’a retiré mon permis. Je risque la taule mais ça vous suffit pas. Vous voulez qu’j’aille en cabane, tout d’suite. Pour des années.
Diane le stoppa d’un geste.
— Je cherche la vérité, c’est tout.
Vulovic hurla :
— La vérité, elle est écrite noir sur blanc dans le rapport des flics ! J’ai subi l’alcootest. J’ai fait des examens à l’hosto. Ils ont rien trouvé. Putain, j’étais clean. Je jure que j’étais clean au moment de l’accident !
Il disait la vérité. On avait évoqué ces analyses devant elle.
— Okay, reprit-elle un ton moins haut. Alors pourquoi t’es-tu endormi cette nuit-là ?
— Je sais pas. Je me souviens de rien.
Diane se redressa.
— Comment ça ?
L’homme hésita. Il suait à grosses gouttes. Il murmura :
— J’vous jure. J’ai beau me casser la tête, à partir de la porte d’Auteuil je me souviens plus de rien… Je sais même pas si j’ai tiré un coup. J’devais être hypercrevé. Je sais pas. J’ai aucun souvenir jusqu’à la collision…
Diane voyait monter une vérité souterraine. Une réalité effrayante qu’elle avait soupçonnée et qui prenait forme sous ses yeux. Elle demanda :
— Personne a touché à ton café ?
— Vous délirez ou quoi ! Pourquoi ça ?
— Sur le parking, tu as parlé à quelqu’un ?
Il nia de la tête. Sa capuche était trempée de transpiration.
— On tourne en rond, là. Je me souviens de rien. Merde. C’est un accident. Y a plus à creuser, même si moi je trouve ça bizarre.
Diane tira sa chaise et se rapprocha. Malgré ses cheveux humides, malgré la pluie sur sa nuque, la peau lui brûlait.
— Tu ne comprends donc pas à quel point c’est grave pour moi ? Essaie de te souvenir.
Vulovic ouvrit le tiroir de la table de cuisine. Il en extirpa un nécessaire à rouler des joints : cigarette, papier OCB, barre de shit enveloppée dans du papier d’aluminium. Il déclara, en commençant à saisir deux feuilles à rouler :
— La porte, c’est derrière vous.
D’un revers de la main, Diane balaya les objets à terre. L’homme se leva d’un bond, le poing dressé.
— Fais gaffe à toi, la meuf !
Diane le plaqua au mur. Elle était plus grande que lui. Et mille fois plus dangereuse. Elle eut une sorte de sourire intérieur. Au fond, elle préférait ça. Elle préférait que ce mec soit capable de la gifler, de la cogner. Elle préférait que ce fût un salopard qui ait été utilisé pour tuer son enfant. Elle articula :
— Ecoute-moi bien, connard. Pendant neuf jours, le cerveau de mon fils n’a cessé de se dilater, de s’asphyxier dans son propre sang. Pendant neuf jours, j’ai suivi ces palpitations de mort. Aujourd’hui, on ne sait toujours pas dans quel état il va revenir à la conscience. Il sera peut-être normal. Ou peut-être plus lent qu’un autre. Ou peut-être, simplement, un légume. Imagine un peu la vie qu’on va avoir, lui et moi.
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