Après un vestibule de marbre, le restaurant ouvrait sur une grande salle décorée de colonnes blanches, tendue de velours sombre. Quelques tables se nichaient dans des alcôves en arc de cercle. La laque d’un piano brillait dans la pénombre, des tableaux crépusculaires lançaient leurs reflets mordorés et, à travers les longues baies vitrées, les jardins des Champs-Elysées répondaient au luxe du lieu par un contrepoint délicat de feuillages et de façades claires. Aujourd’hui, le ciel d’orage diffusait une lumière lisse, nacrée, qui s’harmonisait à merveille avec la douceur de la salle, traversée d’éclats atténués. A cette parcimonie de tons et de lumières s’ajoutait une qualité de silence spécifique : un murmure ponctué de tintements de cristal, de cliquetis d’argent, de rires compassés.
Diane suivit le maître d’hôtel. Elle sentit quelques brefs regards sur son passage. La plupart des convives étaient des hommes, arborant des costumes foncés et des sourires ternes. Elle n’était pas dupe : derrière cette douce atmosphère et ces visages paisibles battait le cœur secret du pouvoir. Ce restaurant était l’un des lieux de prestige où se jouait, chaque midi, le destin politique et économique du pays.
Le maître d’hôtel s’effaça et l’abandonna devant la dernière alcôve, au plus près des larges fenêtres. Charles Helikian était là. Il ne lisait pas le journal. Il ne s’entretenait pas avec un autre homme d’affaires, assis à une table voisine. Il l’attendait. Cela semblait lui suffire amplement. Diane lui sut gré de cette marque de respect implicite.
En sortant de la fourrière, elle avait appelé son beau-père sur son téléphone cellulaire — une dizaine de personnes, tout au plus, devaient posséder ce numéro à Paris. Elle l’avait pressé de la rencontrer aussi vite que possible. Charles avait répondu d’un rire, comme on cède au caprice d’une enfant, et proposé ce rendez-vous, où il devait déjeuner avec un de ses clients. Diane n’avait eu que le temps de rentrer chez elle, d’effacer les odeurs de haschich et de cambouis dans ses cheveux et de surgir ici, enveloppée, comme il se devait, d’indolence et de décontraction.
Charles se leva et l’installa sur la banquette arrondie. Diane ôta son ciré. Elle portait maintenant une robe en stretch noir, bras nus, si simple qu’elle semblait ne posséder aucune couture. Seul un collier de perles rutilantes s’étoilait sur ses clavicules, répondant comme des gouttes d’eau à des boucles d’oreilles de même nature. Le grand jeu, à la mode de Diane.
— Tu es…
— Superbe ?
Charles sourit. Diane proposa :
— Magnifique ?
Le sourire s’élargit. Ses dents parfaites tranchèrent son visage sombre. Elle suggéra encore :
— Envoûtante ? Sexy ? Enchanteresse ?
— Tout cela à la fois.
Elle soupira et noua ses longs doigts sous son menton.
— Alors pourquoi faut-il que je sois la seule à me considérer comme une grande bringue mal foutue ?
Charles Helikian extirpa un cigare d’une poche intérieure.
— En tout cas, ce n’est pas la faute de ta mère.
— J’ai dit ça ?
Il fit craquer les feuilles brunes entre ses doigts.
— Elle m’a parlé de votre petite… conversation.
— Elle a eu tort.
— Nous n’avons pas de secret l’un pour l’autre. Depuis l’accident, elle t’appelle, elle te laisse des messages et…
— Je ne veux pas lui parler.
Il lui lança un regard grave.
— Ton attitude est absurde. Tu as d’abord refusé toute compassion de sa part. Maintenant que Lucien va mieux, tu t’enfonces encore dans ton mutisme et…
— Lâche-moi avec ça, tu veux ? Je ne suis pas venue pour parler d’elle.
Charles leva sa paume ouverte, comme un drapeau blanc. Puis il appela un serveur et commanda. Café pour lui. Thé pour elle. Il reprit de sa voix âpre :
— Tu voulais me voir — et cela avait l’air pressé. Que veux-tu ?
Diane le regarda en oblique. Le souvenir du baiser lui revint au cœur. Elle sentit un trouble affluer en elle, une incandescence enflammer ses joues. Elle se concentra sur son discours pour refouler son malaise :
— Un jour, en ma présence, tu as parlé d’hypnose. Tu as raconté que tu avais parfois recours à cette technique pour soigner tes clients.
— C’est vrai. Pour des problèmes de trac, d’élocution. Et alors ?
— Tu as dit que l’hypnose possédait des pouvoirs presque illimités pour fouiller la mémoire.
Charles prit un ton ironique :
— Je joue parfois au spécialiste.
— Je m’en souviens parfaitement. Tu as expliqué que, grâce à l’hypnose, on pouvait utiliser sa propre mémoire comme une caméra, orientée vers ses souvenirs. Tu as ajouté que, sans le savoir, nous conservions dans notre inconscient les moindres détails des scènes que nous vivions. Des détails qui n’affleuraient jamais à notre conscience mais qui restaient là (elle tendit un index vers sa tempe), inscrits dans notre tête.
— J’étais en forme.
— Je ne plaisante pas. Selon toi, l’hypnose peut permettre de revivre des scènes passées et de s’arrêter sur tel ou tel instant, de focaliser tel ou tel détail. D’utiliser son propre esprit à la manière d’un magnétoscope. De pratiquer des arrêts, de zoomer sur tel ou tel coin de l’image…
Charles cessa de sourire et demanda :
— Où veux-tu en venir ?
Diane ignora la question.
— Tu as également parlé d’un psychiatre, dit-elle. Le meilleur hypnologue de Paris, selon toi. Un spécialiste de ce type de séances.
Il répéta, d’une voix plus forte :
— Où veux-tu en venir ?
— Je voudrais ses coordonnées.
Le serveur déposa un lourd plateau d’argent sur la table. Eclat noir du café. Douceur rousse du Earl Grey. Les couleurs s’harmonisaient avec finesse alors que les parfums enveloppaient le délicat rituel du service. L’homme en blanc s’éclipsa. Charles demanda aussitôt :
— Pourquoi ?
Diane asséna d’une voix calme :
— Je veux revivre la scène de l’accident sous hypnose.
— Tu es folle.
— Ma mère déteint sur toi. C’est sa formule préférée à mon sujet.
— Que cherches-tu ?
Elle songea au regard perdu de Marc Vulovic et à son opération de chronométrage. Elle envisagea de nouveau son hypothèse : une tentative de meurtre déguisée en accident, organisée par plusieurs hommes. Elle dit simplement :
— Des faits ne collent pas, dans cet accident.
— Quels faits ?
Elle articula :
— La ceinture de sécurité. Je suis sûre de l’avoir bouclée.
Charles parut presque soulagé. Il répondit d’une voix rassurante :
— Ecoute. Je comprends que cette histoire te travaille mais…
— Non. C’est toi qui écoutes.
Diane planta ses deux coudes sur la table et se pencha.
— Sérieusement, est-ce que tu penses que je suis cinglée ?
— Jamais de la vie.
— Tu sais que j’ai été soignée plusieurs fois pour ce genre de problèmes. C’est toi-même qui m’as aidée à camoufler ces séjours en clinique dans mon dossier de demande d’adoption. Alors, je veux savoir comment, aujourd’hui, tu me trouves. Est-ce que, à ton avis, je suis totalement guérie ?
— Oui.
Le ton de la réponse trahissait une réticence.
— Mais ?
— Tu es restée… originale.
— J’attends de toi une réponse claire. Penses-tu que j’ai conservé des séquelles de mes troubles ? Ou, au contraire, que j’ai véritablement retrouvé mon équilibre ?
Charles prit le temps de souffler la fumée de son cigare.
— Oui, reprit-il enfin, tu es parfaitement guérie. Parfaitement équilibrée. Tu es le contraire d’une excentrique, d’une lunatique. Tu es une terre à terre. Pragmatique. Maniaque même, dans ton goût des choses qui doivent filer droit. Une vraie scientifique.
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