« Bizarrement, les mercenaires ne s’intéressent pas aux minerais ni aux hydrocarbures. Ce qui les branche, c’est l’agriculture. Ce sont des mecs d’ici, de Bordeaux. Des héritiers de familles de paysans. Ils plantent, cultivent, développent de nouvelles techniques, se diversifient dans les engrais, les pesticides. Peu à peu, ils se penchent aussi sur les armes chimiques. Ils se spécialisent en gaz neurotoxiques, qui attaquent les systèmes nerveux et respiratoire, comme le sarin, le tabun ou le soman.
Koskas alluma une nouvelle cigarette avec la précédente :
— Il n’y a rien d’étonnant à cette évolution. Traditionnellement, ce sont les producteurs d’engrais et de pesticides qui fabriquent les armes chimiques. À la fin des années 70, Mêtis est un groupe international, réputé dans les domaines de l’agriculture et de la chimie.
Anaïs n’avait pas sorti son carnet. Paranoïa oblige . Elle espérait mémoriser ces informations — peut-être Koskas allait-il lui remettre un dossier, des photocopies. Elle n’y croyait pas trop. Pas de traces matérielles .
— La guerre Iran-Irak leur offre un marché majeur, reprit-il. Pour la première fois depuis la guerre de 14, et malgré la convention de Genève, les Irakiens décident d’utiliser des armes chimiques contre leurs ennemis. Mêtis est leur fournisseur. Le groupe livre des tonnes de gaz à Saddam Hussein. Le 28 juin 1987, l’Irak utilise ces stocks contre la ville de Sardasht, en Iran. Le 17 mars 1988, nouvelle utilisation de poisons chimiques et biologiques contre la ville kurde de Halabja. Au total, des centaines de milliers de victimes exposées à ces armes non conventionnelles. Grâce à Mêtis.
Tout cela était consternant, mais Anaïs se méfiait de ce genre de données invérifiables sur le thème « On nous cache tout, on nous dit rien. »
— Quelles sont vos sources ?
— Faites-moi confiance. Il suffit de consulter des documents ouverts, disponibles aux Archives nationales. Tout ça est de notoriété publique. Dans un certain milieu de spécialistes, ces faits ne posent plus le moindre problème.
Dans tous les cas, Anaïs ne voyait aucun rapport entre ces éléments de géopolitique et les meurtres mythologiques. Encore moins avec Victor Janusz.
— Où en est aujourd’hui Mêtis ? Que font-ils exactement ?
— Après les années 80, ils ont compris que les armes chimiques n’avaient aucun avenir. Même l’Irak avait renoncé à empoisonner le monde. Ils se sont orientés vers la production pharmaceutique. En particulier les médicaments psychotropes. Vous savez sans doute que c’est un marché qui a explosé. Chaque année, les pays développés consomment pour 150 milliards d’euros de médicaments. Sur ce chiffre, les substances psycho-actives se taillent la part du lion. Le Sertex, le Lantanol, le Rhoda100 sont des produits phares dans ce domaine. Ils proviennent des unités de Mêtis.
Des noms qu’elle connaissait bien. Elle en avait consommé des centaines de boîtes.
— Le groupe n’a plus d’activité dans l’armement ?
— Il y a des rumeurs.
— Quel genre ?
Le journaliste inhala une longue bouffée.
— Mêtis travaillerait sporadiquement avec la recherche militaire française.
— Sur quoi ?
— Des molécules brisant la volonté. Des sérums de vérité, ce genre de trucs. C’est à peine secret. Les autorités se sentent autorisées à creuser dans cette voie. L’arme la plus dangereuse du monde reste le cerveau humain. Si Hitler avait pris des anxiolytiques, l’histoire du monde aurait changé.
Anaïs faillit éclater de rire. Koskas sentit son scepticisme.
— Je n’ai pas de preuves de la collaboration de Mêtis avec l’armée française. Mais ce n’est pas absurde. N’oubliez pas ce fait crucial : les fondateurs de Mêtis possédaient un domaine d’expertise spécifique, la torture. Ils ont fait leurs armes en Algérie. Ils sont à la croisée du savoir chimique et d’une expérience, disons, plus humaine.
— Vous parlez des fondateurs. Ils sont tous morts, non ?
— Oui. Mais leurs enfants ont pris la relève. La plupart sont des notables de la région. Je vous donnerais les noms, vous seriez sidérée.
— Je n’attends que ça.
— Si je publiais une liste aujourd’hui, j’aurais dans l’heure un procès qui me coûterait ma place. Tout ce que je peux vous dire, c’est que ces hommes appartiennent à la haute société bordelaise. Certains d’entre eux sont maires des villages les plus prestigieux. D’autres possèdent quelques-uns des meilleurs crus de la Gironde.
Le mot « crus » agit comme un signal.
— Mon père, que fait-il dans ce groupe ?
— C’est un actionnaire minoritaire mais suffisamment important pour participer aux Conseils d’administration. Il exerce aussi un rôle de consultant.
— Dans le vin ?
Koskas ricana. Elle avait parfois des réflexions de conne.
— Vous connaissez mieux que moi la carrière de votre père. Il possède, disons, le profil idéal pour appartenir à Mêtis.
Elle ne répondit pas. Koskas alluma une nouvelle clope. Elle ne voyait pas son visage mais elle était sûre qu’il souriait encore. Un sourire narquois et satisfait de fouineur, heureux de semer le trouble.
Elle serra les poings et se décida à revenir au cœur du sujet. Les meurtres du Minotaure et d’Icare.
— Dans la nuit du 12 au 13 février, un cadavre a été retrouvé aux abords de la gare Saint-Jean.
— Sans blague ?
— La société Mêtis pourrait être mêlée, indirectement, à cette affaire.
— De quelle manière ?
La voix du journaliste avait changé. Curiosité. Avidité.
— Je n’en sais rien, avoua Anaïs. La veille, un homme amnésique a été retrouvé dans les mêmes parages. Trois jours plus tard, cet homme et sa compagne ont été abattus par deux snipers à Guéthary. Des tireurs qui pourraient être liés au groupe Mêtis.
— Vous avez des éléments ? des liens concrets ?
— Plus ou moins. Ils travaillent sans doute pour une société de sécurité appartenant au groupe.
— Quelle société ?
— Les questions, c’est moi.
— Vous ne me dites pas le principal. En quoi les deux affaires sont associées ? Je veux dire : le meurtre de Saint-Jean et ceux de Guéthary ?
— Je ne sais pas, admit-elle encore une fois.
Koskas se rencogna dans l’ombre.
— Vous ne savez pas grand-chose.
Anaïs préféra ne rien répondre. Koskas fit quelques pas. La fumée le coiffait d’une auréole de mystère.
— Je croyais que vous aviez identifié le tueur de Saint-Jean.
— Nous avons un suspect. Rien de plus.
— Un suspect en fuite.
— Nous n’allons pas tarder à l’attraper.
Le journaliste rit à nouveau. Anaïs coupa court à son ironie :
— Le groupe Mêtis a-t-il un lien, de près ou de loin, avec la mythologie grecque ?
— À part son nom, aucun. Mêtis, c’est du grec ancien. Ça signifie : « Sagesse ». (Il cracha une bouffée vers l’arc de lumière du réverbère.) Tout un programme.
Anaïs réfléchit. Tout ça ne tenait pas debout. Par expérience, elle savait qu’un meurtre possédait son propre champ lexical. Ses mots. Ses techniques. Ses motivations. Aucun lien entre un producteur pharmaceutique et un meurtrier en série. Entre un fournisseur d’antidépresseurs et un attentat à l’Hécate II.
— Vous faites fausse route, confirma Koskas. Mêtis est un groupe industriel reconnu. Les seuls problèmes qu’ils ont à gérer, ce sont les éternelles attaques que subit ce genre de sociétés. Sur leurs essais cliniques, les cobayes humains, ce genre de trucs. On les accuse aussi de pousser les masses à la consommation, de vouloir droguer tout le monde… Mais c’est tout. Jamais une compagnie de ce calibre ne serait impliquée dans des meurtres qui font la « une » des journaux.
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