Il ne répondit pas. Corto hocha la tête d’un air compréhensif. Ces manières chaleureuses exaspéraient Narcisse. Il avait été psychiatre — au moins deux fois dans sa vie, à Pierre-Janet et sans doute bien avant. Il savait qu’il n’y a rien à gagner à accepter la folie de l’autre. La psychiatrie, c’est comprendre la démence sans jamais la cautionner.
— Aujourd’hui, reprit Corto, qui crois-tu être ?
Nouveau silence. Dans cette clinique, personne ne semblait être au courant de la situation. Freire. Janusz. Sa tête partout dans les médias. Les accusations qui pesaient sur lui. Cette ignorance ne l’étonnait pas du côté des malades, mais Corto ? N’avait-il aucun contact avec le monde extérieur ?
— Aujourd’hui, fit-il mystérieusement, je suis celui qui ouvre les poupées russes. Je remonte chacune de mes identités. Je cherche à les comprendre. À décrypter leur raison d’être.
Corto se leva, fit le tour de son bureau, posa une main amicale sur son épaule.
— Tu as faim ?
— Non.
— Alors, viens. Je vais t’installer dans ta chambre.
Ils sortirent dans la nuit. Il pleuvait une bruine légère, poisseuse. Narcisse grelottait. Il portait toujours son costume crasseux. La sueur de la poursuite lui collait à la peau. Encore heureux qu’il ait ôté sa cagoule de rat…
Ils prirent un escalier de dalles grises. Les jardins s’échelonnaient en terrasses, comme des rizières sur lesquelles on aurait cultivé des palmiers, des cactus, des plantes grasses, par catégories spécifiques. Entre les gouttes serrées, Narcisse respirait un air qui comptait double. L’air de la montagne, des sanatoriums et des remises en forme au plus près des nuages.
Ils atteignirent la villa. Un grand « L » composé de deux bâtiments dont l’un se situait en contrebas. Des toits plats. Des lignes ouvertes. Des murs sans ornement. Les édifices devaient dater de près d’un siècle, l’époque où les architectes privilégiaient les lignes claires, la fonctionnalité, la sobriété.
Ils s’orientèrent vers le bâtiment inférieur. Au premier étage, s’alignaient des fenêtres en bandeaux horizontaux. Sans doute les chambres des pensionnaires. Au-dessous, de larges portes-fenêtres donnaient sur une coursive : les ateliers. Plus bas encore, parmi les marches et les buissons, des extrémités incandescentes de cigarettes brûlaient…
Trois hommes fumaient sur un banc. Narcisse ne distinguait pas les visages mais leur manière de s’agiter, de rire, trahissait le désordre mental.
Les voix se mirent à scander à voix basse :
— Nar-cis-se… Nar-cis-se… Nar-cis-se…
Il frissonna. Il les revoyait sur le char, avec leur gueule de travers et leur museau de rat sur le front. Ces cinglés étaient-ils vraiment des artistes, comme lui ? Était-il fou, comme eux ?
Sa chambre était petite, carrée, bien chauffée, sans excès de confort mais accueillante. Murs de ciment, plancher de bois, rideaux de gros tissu. Un lit, une armoire, une chaise, un bureau. Dans un coin, la salle d’eau paraissait plus haute que large.
— C’est spartiate, fit Corto, mais je n’ai jamais eu de réclamation.
Narcisse acquiesça. Les proportions, les tons gris et brun, le plancher et le mobilier de bois diffusaient des ondes de bienvenue. Cette chambre avait quelque chose de monastique, de protecteur.
Après quelques paroles d’explication sur les rouages de la « maison », Corto lui donna des affaires de toilette et des vêtements de rechange. Le côté prise en charge lui fit du bien. Depuis des heures, depuis des jours, il était sur le fil — et le fil était près de casser.
Une fois seul, Narcisse prit une douche et enfila sa nouvelle panoplie. Un jean trop grand, un tee-shirt informe, un pull camionneur, embaumant l’adoucissant. Que du bonheur. Il glissa dans ses poches son Eickhorn, son Glock et la petite clé des menottes piquée au vigile (il la gardait comme un fétiche). Il sortit de son cartable les chemises d’enquête et les défroissa avec les paumes. Il n’avait pas le courage de se replonger là-dedans.
Il s’allongea sur le lit, éteignit la lumière. Il percevait le bruit de la mer. Non, pas la mer , réagit-il au bout de quelques secondes. Le bruissement des pins .
Il se laissa aller au rythme du monde extérieur. Un rythme lancinant, hypnotique. Il était épuisé. Son esprit n’était qu’une marée de fatigue.
Il avait l’impression d’avoir vécu dix vies depuis le matin. Il se rendit compte qu’il n’avait plus peur des flics. Ni même des hommes en noir. Il avait peur de lui-même. Ma peinture n’est que repentir…
Il était le tueur.
Il ouvrit les yeux dans la nuit.
Ou bien : un homme qui enquêtait sur le tueur.
Il chercha à se persuader de cette hypothèse, qui l’avait déjà effleuré à la bibliothèque Alcazar. Un sacré enquêteur puisqu’il se trouvait toujours sur les lieux avant la police et avant le moindre témoin. Il s’était presque convaincu quand il secoua la tête sur son oreiller. Ça ne tenait pas debout. Il pouvait admettre que, dans la peau de Janusz, il avait été sur la piste du tueur de clochards, mais pas dans celle de Freire. Même en imaginant de violentes crises de somnambulisme, un versant caché de son esprit, il se serait souvenu d’une telle enquête. Une enquête qui l’aurait mené dans la fosse de la gare Saint-Jean…
Il ferma de nouveau les paupières et appela de toutes ses forces le sommeil pour échapper à ces questions qui le torturaient. Tout ce qu’il vit, au fond des limbes, c’était un corps nu qui se balançait au-dessus de lui.
Anne-Marie Straub.
Encore une mort dont il était, indirectement, responsable.
Il se souvint de ses réflexions sur la plage de Nice, la veille au soir. Cette mort pouvait l’aider à remonter à ses origines. Il avait la quasi-certitude que les faits s’étaient passés dans un hôpital psychiatrique parisien ou en région parisienne. Dès demain, il se lancerait sur cette piste… Anne-Marie Straub. Le seul souvenir qui traversait ses personnalités. Le fantôme qui escortait ses vies… Le spectre qui hantait ses rêves…
— Mêtis ne date pas d’hier.
Patrick Koskas tirait sur sa cigarette, adossé à un poteau électrique. Derrière lui, le pont d’Aquitaine se détachait sur le ciel de ténèbres. Le journaliste avait choisi ce lieu de rendez-vous, sur les bords de la Garonne, dans une rue déserte du vieux Lormont, rive droite.
Il se comportait comme un espion en danger. Ne cessant de lancer des regards derrière lui, il parlait vite, à voix basse, comme si la nuit avait des oreilles. En réalité, tout dormait à cette heure. Au pied du colossal pylône du pont, les petites maisons aux toits rouges évoquaient des champignons groupés autour d’un arbre gigantesque.
Anaïs était épuisée — elle avait largué sa bagnole à Nice et pris un avion pour Bordeaux à 20 heures. Le Coz l’attendait, avec une nouvelle voiture, une Smart piquée à sa baronne. Il était 23 heures. Elle grelottait dans son blouson. Son cerveau flottait sous son crâne. Elle avait un mal fou à s’intéresser à l’histoire de Mêtis :
— Au départ, dans les années 60, c’est un groupe de mercenaires français. Une bande de potes. Des baroudeurs qui ont fait l’Indochine, l’Algérie. Ils se spécialisent dans les conflits africains. Cameroun. Katanga. Angola… Leur coup de génie, c’est de changer de camp. Au départ, ils sont chaque fois embauchés par les autorités coloniales pour lutter contre les mouvements d’indépendance. Mais ils comprennent vite que leur bataille est perdue et qu’il y a plus de fric à se faire du côté des rebelles, qui prendront un jour ou l’autre le pouvoir. Les gars de Mêtis soutiennent les fronts révolutionnaires, ne se font pas payer puis attendent leur retour sur investissement. Les nouveaux dictateurs se souviennent de leur aide et leur allouent des territoires immenses, des mines, parfois même des exploitations pétrolières.
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