— Je vous rassure, sourit-il, c’est assez fréquent.
— Quel problème ?
— Comme vous le savez, vous faites une grossesse monochoriale.
L’homme et la femme se regardent.
— On parle pas très bien le français, murmure la femme avec un fort accent, où se mêle une sorte de rancœur froide.
— Excusez-moi. Personne ne parle ce français-là. Je veux dire que vos jumeaux sont monozygotes. Ils sont issus du même œuf fécondé. On a déjà dû vous expliquer ça plusieurs fois. Ils évoluent dans la même poche et possèdent le même placenta. C’est-à-dire qu’ils se nourrissent à la même source.
— Et alors ?
— Normalement, chaque fœtus est relié au placenta par son propre réseau de vaisseaux sanguins. Il arrive que ces vascularisations soient intriquées et que les deux enfants partagent le même réseau. C’est ce qu’on appelle une anastomose. Dans ce cas, il y a un risque de déséquilibre. L’alimentation de l’un peut défavoriser l’autre.
— C’est ce qui se passe dans mon ventre ?
Le spécialiste acquiesce.
— C’est un problème qui survient dans 5 à 15 % des cas. Je vais vous montrer.
Il se lève et attrape une série d’échographies sur un comptoir derrière lui. Il les dispose sur son bureau afin que le couple puisse profiter des images.
— Cet embryon est plus développé que l’autre. Il se nourrit au détriment de son frère. Mais la situation peut évoluer…
La mère a les yeux rivés sur les échographies :
— Il le fait exprès. (Les mots sifflent entre ses dents.) Il veut tuer son frère.
Le médecin agite les mains et sourit de nouveau.
— Non, non, non. Rassurez-vous. Votre enfant n’y est pour rien. C’est simplement le jeu des vaisseaux sanguins qui le favorise. On voit bien ici que la vascularisation se…
Le père l’interrompt :
— Il y a un traitement ?
— Malheureusement, non. Nous n’avons qu’une solution : attendre. La vascularisation peut évoluer naturellement et…
— Il le fait exprès, répète la mère à voix basse, en triturant son crucifix. Il veut tuer son frère. Il est maléfique !
Maintenant, les parents roulent en voiture. Le père conduit, serrant son volant comme s’il voulait l’arracher. La femme, pupilles dilatées, un chat dans la nuit, fixe la route.
Retour au bureau de l’obstétricien.
— Je suis désolé. La situation devient critique.
Il n’a plus la force de sourire. La femme, désincarnée, garde ses mains crispées sur son ventre. La peau de son visage est aussi fine que du vélin. On aperçoit les veines bleues sous ses tempes.
Sur le bureau, de nouvelles échographies. Les deux fœtus, en chiens de fusil. L’un occupe les deux tiers de l’utérus. Il paraît narguer son frère. Le dominé .
— Il continue à mieux s’alimenter. Pour être précis, il reçoit la quasi-totalité du débit sanguin placentaire. À cette cadence, l’autre ne survivra pas plus de quelques semaines et…
— Qu’est-ce qu’on peut faire ?
Le médecin se lève, observe un instant le paysage à travers la fenêtre. La pièce paraît plus que jamais rouge et dorée.
— Vous avez le choix. Laisser faire la nature ou…
Il hésite puis revient vers le couple. Il ne parle plus qu’à la femme.
— Privilégier l’autre enfant, celui qui ne parvient pas à se nourrir. Pour le sauver, il n’y a qu’une seule solution. Je veux dire…
— Ça va. J’ai compris.
Plus tard, dans la nuit, la douleur réveille la mère. Avec difficulté, elle titube jusqu’à la salle de bains. Elle s’affaisse dans un gémissement. Le père, à son tour, se lève. Il se précipite dans la salle d’eau, allume la lumière. Il découvre son épouse accroupie par terre : son ventre proéminent a déchiré la chemise de nuit. La surface de la peau se tend par à-coups. Un des fœtus la frappe. Il est en colère. Il veut sortir. Il veut être seul…
— Il faut le tuer ! hurle la mère, le visage noyé de larmes. C’est… c’est l’esprit du Mal ! To jest duch zl ego !
Kubiela se réveilla en sursaut. Il était recroquevillé sur le parquet moisi, en chien de fusil. Première sensation. Le goût salé de ses larmes. Deuxième : l’humidité du plancher. Enfin, l’obscurité.
Quelle heure pouvait-il être ? À peine 16 heures. La nuit était déjà tombée. La pluie sur les vitres. Les cafards sur le parquet. Comment avait-il pu s’endormir ici ? Peut-être le refus d’envisager la vérité, telle qu’il la devinait au fil des bilans médicaux et des résultats d’analyse.
Il chancela jusqu’à la fenêtre. Il ne vit rien, excepté le rideau flou de l’averse. Pas un réverbère, pas une lumière. Son esprit était plongé dans une confusion extrême. Pas moyen d’attraper une pensée et de s’y fixer. En même temps, il avait l’impression d’être plus lucide que jamais. Dans son cauchemar, il avait réécrit l’histoire des jumeaux Kubiela. C’était un rêve mais il savait que ça s’était passé ainsi. À ses pieds, les rapports médicaux, les bilans, les chiffres qu’il avait trouvés avec les échographies… Il savait, dans ses tripes, ce que sa mère avait décidé. Il savait qu’il était né d’un meurtre. Le fœtus dominé, sauvé in extremis par la volonté de ses parents…
Que pouvait-il faire maintenant ? À court d’idées. Prisonnier du pavillon des origines. Prisonnier des ténèbres. Il leva les yeux vers le plafond : une ampoule nue était suspendue. Il actionna le commutateur et n’obtint aucun résultat. Sans se décourager, il redescendit et chercha le transformateur. Il appuya sur le bouton rouge et obtint un claquement sec, qui lui parut de bon augure.
Quand il remonta dans sa chambre, l’ampoule était allumée.
Il tomba à genoux et ramassa toutes ses feuilles.
Une minute plus tard, il était de nouveau plongé dans le détail de ses origines.
— Où est le commandant Solinas ?
18 heures. Institut médico-légal de Paris. Anaïs s’était perdue plusieurs fois sur la route de Paris. Elle avait enfin trouvé le quai de Bercy, gyrophare et sirène en marche.
Elle se tenait face à la secrétaire derrière son bureau d’accueil :
— Où est Solinas ?
— Ils sont à l’intérieur mais vous n’avez pas le droit de…
Elle traversa le hall alors que les bustes de marbre de l’entrée la suivaient du regard. Elle avait déjà repéré les portes blanches.
La secrétaire hurla dans son dos :
— VOUS N’AVEZ PAS LE DROIT !
Sans se retourner, elle brandit sa carte tricolore et l’agita sous les plafonniers. Une seconde plus tard, elle était dans un couloir fortement éclairé, ponctué de portes fermées. Tout était impeccable. Pas un brancard ne traînait. Encore moins un macchabée. Seule l’odeur violente des désinfectants et l’air glacé avertissaient qu’on ne traitait plus ici des corps en activité.
Une porte.
Deux portes.
Trois portes.
À la quatrième, elle trouva ce qu’elle cherchait alors qu’un homme en blouse blanche accourait dans son dos. Elle était déjà à l’intérieur, en arrêt face à un spectacle stupéfiant.
Dans la pièce éclairée par des scialytiques, trois hommes en noir, des vrais quartiers de bœuf, se tenaient debout parmi les cadavres couverts par des draps. Solinas était un des trois. Le contraste entre leur costard noir et l’éclat de la salle blanche était presque insoutenable.
Elle se concentra sur leurs paroles — l’infirmier sur ses traces était resté en arrêt lui aussi, choqué par ces corbeaux modèle XXL qui s’engueulaient au-dessus des corps.
— Je vois pas c’que tu fous là, fit un des mecs.
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