— Ces deux cadavres sont en rapport direct avec la fusillade de la rue Montalembert.
— Sans déc ? D’où tu sors ça ?
Solinas n’avait pas été assez rapide. Les officiers de la Crim étaient déjà sur place, saisis par le procureur de la République. Le chauve n’avait rien à faire là mais il disputait tout de même âprement sa part du gâteau.
— Le Proc a été clair.
— Le Proc, je l’emmerde. Je vais contacter le juge de mon affaire.
— Viens pas foutre ta merde dans ce dossier.
— Quel dossier ? On sait pas de quoi il s’agit. Un type fumé au calibre, c’est ma came.
Le ton montait à chaque réplique. Les gars étaient à deux doigts — deux poings — de passer à l’acte. Anaïs les regardait. Ils étaient maintenant entourés de plusieurs sbires en blouse blanche qui n’osaient pas intervenir.
Le tableau lui plaisait. Dans l’odeur d’éther et les lumières froides, elle savourait le spectacle saturé de testostérone. Trois mâles prêts pour l’affrontement. Solinas sortait la tête des épaules, décidé à en jouer comme d’une massue. Son premier interlocuteur, très brun, mal rasé, anneau à l’oreille, avait l’air de penser avec ses couilles. Son acolyte avait déjà la main sur son arme.
Soudain, elle reçut dans la hanche un brancard lancé à pleine vitesse. Elle glissa et tomba à terre. Les hommes étaient passés aux choses sérieuses. Des cris. Des insultes. Des bousculades. Solinas empoigna le gars de la Crim alors que le troisième dégainait son feu, impuissant à séparer les deux adversaires. Les infirmiers se précipitèrent mais ils n’étaient pas de taille pour arrêter les fauves.
Anaïs craignait une nouvelle fusillade quand deux autres hommes apparurent dans la salle. Deux gars taillés sur le même format, coiffés en brosse, serrés dans des costards gris qui ressemblaient à des uniformes. Ils braquaient sur les flics des semi-automatiques 9 mm munis de prolongateurs.
— La fête est finie, mes canards.
Solinas et son adversaire stoppèrent leur manège. Le flic de l’OCLCO se passa la main sur le visage : il saignait du nez. L’autre se tenait l’oreille — une giclure rouge lui barrait la face. Sa boucle avait été arrachée dans la bataille.
— C’est quoi ? grogna Solinas.
— C’est l’armée, ducon, fit le premier soldat. Vous vous tirez d’ici fissa et on oublie que vous bandez pour la viande froide.
Solinas hésita. Les officiers de la Crim reculèrent pour mieux cadrer leurs nouveaux ennemis. Les infirmiers sortirent du périmètre de danger. Anaïs restait pétrifiée. Elle regardait la scène à hauteur d’enfant. Ce qu’elle était redevenue. Une petite fille qui contemple le monde des adultes sans le comprendre. Pas n’importe quels adultes. Le monde de son père .
— Affaire réservée, dit l’autre en brandissant un document officiel.
Personne ne regarda la feuille : tout le monde avait compris.
— Allez vous faire soigner et tirez-vous. Cette affaire ne vous concerne plus.
Le flic de la Crim, toujours la main sur l’oreille, répéta d’un ton rauque :
— Vous êtes qui au juste ?
— Vous lirez la paperasse du Proc. Ils ont sans doute trouvé des initiales pour nous désigner. Mais les initiales, ils en chient tous les matins et ça veut rien dire.
— Ça veut rien dire, tu l’as dit ma gueule, fit Solinas en avançant d’un pas. Alors quoi ?
Le deuxième tondu s’approcha d’un des corps, recouvert d’un drap. Il attrapa son avant-bras gauche, remonta sa manche et le brandit vers les flics — le cadavre portait une aiguille de perfusion plantée dans sa chair.
— Tu sais ce que ça signifie, non ?
Pas de réponse. Les combattants d’élite portent parfois une aiguille dans une veine à titre préventif, afin qu’on puisse les infuser plus rapidement en cas de blessures graves. Ça n’avait pas servi à grand-chose pour ces deux-là.
— Ils sont des nôtres, conclut le soldat, en relevant sa propre manche et révélant le même système. C’est à nous de trouver le salopard qui les a refroidis. Vous, vous rentrez à la niche.
— Et la procédure ?
Les deux paras éclatèrent de rire. Anaïs sourit à son tour. Au fond d’elle-même, elle était heureuse de les voir. Les soldats. Les mercenaires. Les tueurs. Ceux qui avaient envahi son existence depuis deux semaines. Infiltré son enquête. Dormi avec elle. Respiré avec elle…
Ils avaient tiré les ficelles et maintenant, tout simplement, ils les coupaient.
L’affaire Matriochka s’arrêtait sur le seuil de cette chambre des morts.
— On se fera toujours enculer. C’est dans l’ordre des choses. La vie nous prend par-derrière.
Solinas, coton dans les narines, avait trouvé le mot de la fin, fidèle à sa philosophie anale. En sortant de l’IML, Anaïs avait forcé le flic à monter dans sa voiture. Elle n’avait roulé que quelques centaines de mètres, traversé un pont et stoppé devant le portail d’un grand parc qu’elle devinait être le Jardin des Plantes.
Elle avait balancé à Solinas ses dernières infos. Le programme Matriochka. La molécule. Les hommes-cobayes. Le ménage opéré par l’armée, sous la couverture de Mêtis. Elle avait conclu sa tirade en répétant sa conclusion personnelle : « fin du coup ».
Solinas secoua lentement la tête. Il paraissait abattu, mais pas étonné. En revanche, il coinçait sur un détail.
— Je suis plutôt surpris que toi, tu lâches ton os aussi facilement.
— Je ne lâche rien. Les magouilles de Mêtis et de l’armée ne nous mèneront à rien. On ne lutte pas contre son propre camp et ce n’est pas l’objet de mon enquête.
— Qu’est-ce que tu cherches exactement ? J’ai perdu le fil.
— Je veux sauver Janusz.
Solinas éclata d’un rire lugubre :
— C’est pas avec ça que je vais devenir préfet.
— Derrière Janusz, il y a l’assassin. Et celui-là, on peut se le faire.
Le chauve haussa un sourcil. Un sillon sec sur une montagne pelée.
— On suit chacun sa voie. Aussi bizarre que ça puisse paraître, je suis sûre que Medina Malaoui a un lien avec Matriochka.
— Tu viens de me dire qu’il fallait lâcher ces histoires de complot.
— Sauf que l’assassin, le tueur mythologique, appartient d’une façon ou d’une autre à ce dossier. Les gens de Mêtis sont convaincus que leur molécule a réveillé un monstre parmi leurs cobayes. En l’occurrence Janusz. Je suis certaine qu’ils se trompent, mais à demi seulement. Le meurtrier est un des cobayes, c’est certain.
— Que vient foutre Medina là-dedans ? C’était une pute.
Elle soupira. À travers l’insulte, c’était toutes les femmes qui étaient souillées.
— Elle est liée au réseau des cobayes. C’est pour ça que Janusz est retourné chez elle.
— Pendant que tu étais partie on ne sait où, mes gars ont remonté ses connexions Internet par son serveur, et ses communications téléphoniques par son opérateur.
— Et alors ?
— Rien. Elle ne contactait aucun micheton de cette façon-là. Le seul truc bizarre, c’est qu’elle était inscrite sur un site de rencontres. Un club de speed-dating.
— Quel genre ?
— Tout ce qu’il y a de plus banal. Sasha.com. Un site moyen pour cadres moyens.
Un tel réseau ne cadrait pas avec le profil de l’escort écumant le huitième arrondissement et ses rupins.
— Qui dirige le site ?
— Une dénommée Sasha. En réalité Véronique Artois. Plusieurs faillites commerciales avant de se lancer dans l’arrangement de rancards. Au moment où on parle, Fiton et Cernois l’interrogent.
Elle changea de cap :
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