— Je vous préviens : tous les daguerréotypistes ne sont pas inscrits dans ma fondation.
— Je m’en doute, mais nous avons d’autres moyens de les tracer. Nous allons contacter les fournisseurs des produits qu’ils utilisent.
— Nous ?
Elle lui fit un clin d’œil :
— Ça ne vous plaît pas de jouer aux détectives ?
Le boa s’agita encore une fois. Anaïs prit ça pour un assentiment.
Une heure plus tard, les deux associés avaient dressé une liste exhaustive des daguerréotypistes de Paris, de la région parisienne et de toute la France. En croisant les réponses des fournisseurs et les membres de la fondation, ils avaient noté dix-huit artistes en Île-de-France et plus d’une vingtaine dans le reste de l’Hexagone. Anaïs estimait qu’elle pourrait visiter les Franciliens avant le lendemain soir. Pour les autres, on verrait plus tard.
— Vous les connaissez tous ?
— Pratiquement oui, répondit le photographe, du bout des lèvres.
— Parmi ces noms, quelqu’un vous paraît-il suspect ?
— Suspect de quoi ?
— De meurtre.
Ses sourcils se haussèrent, puis il agita ses bajoues :
— Non. Jamais de la vie.
— Parmi ces types, y en a-t-il un qui fasse des photos violentes ?
— Non.
— Des photos malsaines, des photos mythologiques ?
— Non. Vos questions sont absurdes : vous parlez de daguerréotypes ?
— Exactement.
— Avec cette technique, le sujet doit rester parfaitement immobile durant plusieurs secondes. Impossible de fixer une scène en mouvement.
— Je pensais à des natures mortes. Des cadavres.
Simonis se frotta le front. Anaïs avança d’un pas et le força à reculer contre la vitre :
— Un de vos membres a-t-il eu des ennuis avec la justice ?
— Mais non ! Enfin, je ne sais pas.
— Jamais de réflexions bizarres ?
— Non.
— Des troubles psychiques ?
Le colosse fixa Anaïs de ses yeux lourds, sans répondre. Il paraissait prisonnier de son bureau vitré comme un cétacé de son aquarium.
Elle passa au chapitre crucial :
— D’après ce que j’ai compris, la chimie joue un rôle important dans votre technique.
— Bien sûr. Il y a d’abord l’étape des vapeurs d’iode, puis celle des vapeurs de mercure. Ensuite, on…
— Parmi ces étapes, pourrait-on intégrer du sang ? Du sang humain ?
— Je ne comprends pas la question.
— Le sang contient de l’oxyde de fer, entre autres. Un tel composant pourrait-il se glisser dans l’une des transmutations chimiques ? Par exemple lors de la dernière étape : quand on passe du chlorure d’or sur l’image ?
Marc Simonis paraissait effaré. Il comprenait qu’Anaïs en savait plus qu’elle n’avait voulu le dire.
— Peut-être… Je sais pas.
— Parmi ces noms, reprit Anaïs en brandissant sa liste, quelqu’un a-t-il déjà évoqué ce genre de recherches ?
— Bien sûr que non.
— Y a-t-il des chimistes plus doués que d’autres ? Des daguerréotypistes qui pourraient se lancer dans des directions… organiques ?
— Je n’ai jamais entendu parler de ça.
— Merci, monsieur Simonis.
Elle tournait les talons. L’homme la retint par le bras :
— Vous soupçonnez un de nous d’avoir commis un meurtre ?
Elle hésita, puis quitta d’un coup son ton autoritaire :
— Franchement, je n’en sais rien. C’est une piste qui se fonde sur des présomptions… (Elle regarda autour d’elle : des pots de mercure, des boîtes d’iode et de brome sur les étagères.) Plus légères que n’importe laquelle de vos vapeurs.
Cinq minutes plus tard, elle consultait un plan de la banlieue parisienne sur le parking du musée. Elle essayait, d’après sa liste de noms et d’adresses, d’organiser son itinéraire.
Son portable sonna. Solinas. Elle soupesa son mobile dans sa paume et se demanda si elle était tracée. Elle aurait dû le balancer à sa sortie de Fleury.
À la cinquième sonnerie, elle décrocha, fermant les yeux comme quand on s’attend à une détonation :
— T’es vraiment la pire salope que j’aie jamais rencontrée.
— J’étais obligée. Je dois avancer sur une autre piste.
— Laquelle ?
— Je ne peux pas en parler.
— Dommage pour toi.
— Les menaces ne peuvent plus m’atteindre.
— Et deux cadavres à peine froids ?
— Qui ?
— Pas encore identifiés. Deux mecs en costard noir, de grande marque. Un gars tué par deux balles de.45. L’autre a un tesson de verre planté dans la gueule. Ils ont été retrouvés dans un loft, au 188 rue de la Roquette. Le locataire répond au nom d’Arnaud Chaplain. Ça te dit quelque chose ?
— Non, mentit-elle.
Il lui semblait que le sang avait quitté son cerveau.
— On a retrouvé leur bagnole à deux blocs de là, rue Bréguet. Un Q7 noir. Immatriculé 360 643 AP 33. Ça te dit toujours rien ?
Anaïs conservait le silence, cherchant à connecter de nouveau ses neurones. Janusz s’en était donc sorti une nouvelle fois. Les seules bonnes nouvelles qu’elle pouvait espérer désormais de sa part, c’étaient des cadavres.
— D’après les premières constatations, le locataire du loft répond au signalement de Janusz.
— Comment es-tu au courant ? demanda-t-elle en tournant sa clé de contact.
— Une indiscrétion de couloir. Y a rien de plus spongieux que les murs de la Boîte.
— Qui est sur le coup ?
— La Crim. Mais je vais appeler le proc. Cette affaire est liée à la fusillade de la rue de Montalembert. Elle me revient.
— Tu peux le prouver ?
— Je le prouverai si on me file l’affaire.
— Où sont les corps ?
— À ton avis ? À l’IML.
Elle ne savait pas où c’était mais elle trouverait.
— On se retrouve là-bas ?
— Je sais pas ce que tu m’as fait, ricana-t-il. Tu me la mets profond et j’en redemande. Peut-être qu’on s’engage dans une relation SM ?
— Dans une demi-heure ?
— Je suis en route. Je t’attends là-bas.
Les deux fœtus flottent dans le liquide amniotique comme des petits astronautes. Entre sang et eau, air et esprit. Ils sont légers, imbriqués l’un dans l’autre. Le premier est le plus imposant. Pourtant, c’est lui qui plane en hauteur. Le deuxième est blotti sur la paroi inférieure de l’utérus. Un vaincu. Au-dessus d’eux, un réseau de vaisseaux dessine des arabesques, des sillons à la manière de racines volantes, comme celles des plantes qu’on cultive en apesanteur dans les stations spatiales.
— Nous avons un problème.
Un cabinet médical. Le médecin fixe l’homme et la femme enceinte qui se tiennent de l’autre côté de son bureau. Une jeune blonde, aux cheveux presque blancs, un barbu imposant. La pièce possède les couleurs de l’automne. Du rouge, de l’ocre, du mordoré. Rien que du bois verni et des tentures pourpres.
— Quel problème ?
La femme, mains serrées sur son ventre rebondi, a posé la question sur un ton agressif qui dissimule mal sa peur. Elle a le type slave. Des pommettes hautes. Des yeux de chat. Des cheveux si fins qu’ils s’irisent dans les rayons du soleil. Sur son torse, entre ses seins tendus de femme enceinte, une croix étincelle.
L’homme est la version masculine du type slave. Chemise de bûcheron, épaules larges, barbe fournie. Mâchoire en soc de charrue.
Le médecin paraît mal à l’aise. Une figure d’imprécateur. Jeune mais déjà presque plus de cheveux. Son front lustré prolonge une figure osseuse, comme le développement d’une idée entêtante, obsessionnelle. Ses lèvres fines produisent des mots secs, sans chair ni fioriture.
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