— Elle a parlé d’un jeune homme pâle, très grand. Selon elle, il flottait dans le tunnel. À la manière d’un ange. (Il répéta avec une nuance de consternation :) « Un ange » : ce sont ses propres termes.
— Elle n’a pas parlé d’un vieillard ?
— Non.
— Elle n’a pas évoqué des cheveux électriques, luminescents ?
— Pas du tout. C’est la description que vous a donnée votre Sans-Lumière ?
J’éludai la question :
— Cet ange, il ne présentait aucun aspect terrifiant ? Aucun détail maléfique ?
— C’était un monstre, vous voulez dire. Selon Agostina, il n’avait pas de paupières et portait un écarteur dentaire. Sa bouche était ouverte sur des dents aiguës, coupantes comme des rasoirs. Il y avait aussi autre chose, je me souviens… Il arborait une espèce de faux sexe, énorme, en aluminium… Ou un monstrueux étui pénien, ce n’était pas clair. Vous avez rencontré Agostina : vous connaissez les désirs malsains qui l’habitent.
— C’est tout ? Pas d’autres détails horribles ?
— Ça ne vous suffit pas ? Sa description était très précise. En soi, c’est déjà un fait nouveau.
— Un fait nouveau ?
— Rappelez-vous : jusqu’à maintenant, les Sans-Lumière étaient incapables de décrire leur démon. Aujourd’hui, leurs souvenirs sont très précis. Cela fait partie de la mutation.
Toujours sa théorie de l’évolution. Les Sans-Lumière avaient un profil nouveau, caractérisé par le rituel des acides et des insectes. Mais aussi un souvenir plus précis de leur NDE. Je réfléchis à voix haute :
— À votre avis, pourquoi ces possédés voient-ils tous un diable différent ? Une créature qui n’a rien à voir avec l’image convenue du démon, cornes et queue de bouc ?
— « Je m’appelle Légion, parce que nous sommes plusieurs. » Satan aime revêtir des apparences variées. Mais c’est toujours la même puissance à l’œuvre.
— Chaque Sans-Lumière voit un être distinct, presque… personnel.
— Que voulez-vous dire ?
— Ce « visiteur » pourrait être inspiré par un acteur de leur passé. Une sorte de construction psychique, fondée sur leurs souvenirs.
— Nous y avons pensé. Nous avons cherché dans l’histoire d’Agostina. Pas l’ombre d’un ange au teint pâle. Aucune trace d’écarteur ni de dents de vampire. À quoi riment ces questions, Mathieu ? Vous êtes un policier. Vous êtes censé enquêter sur le terrain.
— Nous y sommes en plein, Éminence. Je vous rappelle très vite.
Je cherchai dans mes notes. Foucault m’avait laissé les coordonnées du psychiatre de Raïmo Rihiimäki : Juha Valtonen. L’homme qui l’avait interrogé à son réveil du coma. Je composai les dix chiffres, incluant l’indicatif du pays. Le numéro était celui d’un téléphone mobile — où qu’il soit, je cueillerais le médecin.
Le timbre retentit. Neigeait-il déjà à Tallinn ? Je ne savais rien de ce pays, sinon qu’il était le plus septentrional des pays Baltes. J’imaginais des côtes grises, des rochers noirs, une mer sombre et glacée.
— Hallo ?
Je me présentai en anglais. L’homme enchaîna dans la même langue, sans problème. Il avait déjà parlé à Foucault. Il était au courant de notre enquête et disposé à m’aider. La connexion était claire, cristalline, comme astiquée par le vent du large. Tout de suite, j’orientai mes questions sur la NDE de Raïmo.
— Il avait quelques souvenirs, confirma le psychiatre.
— Vous a-t-il décrit son visiteur ?
— Raïmo parlait d’un enfant.
— Un enfant ?
— Un adolescent, plutôt. Un personnage assez jeune, rondouillard, qui flottait dans le noir.
— Vous a-t-il décrit son visage ?
— Je me souviens, oui. Un visage écrasé. Ou écorché. Raïmo parlait de chairs pendantes. Un museau de bouledogue sanglant…
Nouvelle scène d’horreur. Mais rien à voir avec le vieillard de Luc, ni l’ange d’Agostina. À chaque Sans-Lumière, un démon spécifique. Je suivis mon idée :
— Pensez-vous que cette créature ait pu lui être inspirée par un proche ?
— De quelle manière ?
— Un personnage de son passé, qui aurait ressurgi, déformé par la vision ?
— Non, j’ai enquêté sur son histoire, son entourage. Personne, que je sache, ne ressemblait à une telle créature autour de lui. D’ailleurs, qui pourrait se rappeler un tel cauchemar ?
Ma piste psychanalytique était une impasse. Valtonen enchaîna :
— Vous avez d’autres témoignages de ce genre ?
— Quelques-uns, oui.
— Ça m’intéresserait de les lire. Existent-ils en version anglaise ?
— Oui, mais nous travaillons dans l’urgence. Dès que j’aurai plus de temps, je vous enverrai toute la documentation. Promis.
— Merci. J’ai une dernière question.
— Dites.
— Vos autres témoins, sont-ils tous devenus des meurtriers ?
Je songeai à Luc. Et, malgré moi, à Manon. Je répondis d’un ton sec :
— Pas tous, non.
— Tant mieux. Sinon, ça s’apparenterait à une épidémie de rage. Je raccrochai en le remerciant encore.
14 heures.
Il était temps d’aller à la pêche.
De remonter l’enquête qui m’avait précédé et de boucler tous ses chapitres. Il était temps d’interroger Luc.
Luc séjournait désormais au Centre Hospitalier Spécialisé Paul-Guiraud, à Villejuif. Le terme « spécialisé » était un euphémisme pour désigner un asile de fous. Luc avait lui-même signé son ordre d’internement en « hospitalisation libre » : il pouvait donc sortir quand il voulait.
15 heures. Je parvins à l’institut alors que le jour reculait déjà. Une vaste enceinte noire, coupant droit dans une banlieue pavillonnaire. Pascal Zucca, le psychiatre-hypnotiseur, m’avait expliqué où je pouvais trouver Luc. Je franchis le portail, tournai à gauche et longeai l’allée ponctuée de bâtiments à deux étages. Chaque pavillon ressemblait à un hangar d’avion — murs beiges et toit bombé.
Je trouvai le pavillon 21. À l’accueil, une assistante saisit son trousseau de clés puis me guida dans le bâtiment. Un espace tout en longueur, coupé de portes à hublot, qui rappelait l’intérieur d’un sous-marin. Il fallait traverser chaque pièce pour atteindre la suivante : réfectoire, salle de télévision, atelier d’ergothérapie… Tout était fait à neuf : murs jaunes, portes rouges, plafonds blancs, abritant des rampes d’éclairage. Nous marchions sans bruit sur le linoléum couleur ardoise.
Sur chaque seuil, la femme jouait d’une clé. Je croisai des patients qui contrastaient avec l’architecture moderne des lieux. Ils n’avaient pas été, eux, remis à neuf. La plupart me fixaient, bouche bée. Visages sans expression et regards vides.
Un homme avait la figure tirée d’un côté, comme par un hameçon. Un autre, plié en deux, m’observait avec un œil torve, planté en haut du front, alors que l’autre était baissé vers le sol. J’avançai en évitant de regarder ces patients. Les plus terrifiants étaient ceux que rien ne distinguait. Des personnages gris, éteints, dont l’abcès semblait enfoui à l’intérieur d’eux-mêmes. Invisible.
L’un d’eux m’adressa un signe de la main, au-dessus de petits pliages en papier. La femme glissa un commentaire, ouvrant une nouvelle porte.
— Un dentiste. Il est là depuis six mois. Il passe ses journées à plier ces feuilles. On l’appelle « Origami ». Il a tué sa femme et ses trois enfants.
Dans le nouveau couloir, je finis par remarquer :
— Je ne vois pas de sonnette d’alarme. Il n’y a pas de système de ce genre ?
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