— Tant que je le peux, j’écris. Je consigne tous les détails de mon évolution. Bientôt, il n’y aura plus rien à faire. Je serai passé de l’autre côté. Il ne faudra plus m’écouter, plus me croire. Il faudra simplement… m’enfermer.
J’avais ma dose pour aujourd’hui. Je lui pressai l’épaule :
— Tu dois te reposer. Je reviendrai demain.
Il saisit mon bras :
— Attends. Je veux te dire autre chose. Tu ne t’es jamais demandé pourquoi j’étais obsédé par le diable ?
— Chaque matin. Depuis que je te connais.
— Tout vient de mon enfance.
Je soupirai. Qu’est-ce qu’il allait encore me sortir ? J’espérais tout à coup qu’il évoquerait un vieillard croisé durant ses jeunes années. Un vieillard qui ressemblerait à sa vision, mais il dit :
— Tu te souviens de mon père ?
Je revis la photo dans son bureau : Nicolas Soubeyras, le conquérant des abîmes, portant combinaison et lampe frontale. Sans attendre de répondre, il ajouta :
— Le pire salopard que j’aie jamais connu.
— Je croyais que tu l’admirais.
— À onze ans, on admire toujours son père. Même quand c’est une ordure.
J’attendais la suite.
— Un salopard, qui frappait ma mère, qui nous infligeait une discipline de fer, obsédé par ses records, ses performances. À cette époque, je souffrais d’une lésion du nerf trijumeau. Une affection très rare chez les enfants, qui provoque une douleur atroce. Mon père me cachait mes analgésiques, mes anti-inflammatoires, histoire de m’aguerrir. Tu vois le genre ?
Ce que je ne voyais pas, c’était le rapport entre cette nouvelle histoire et la hantise du diable. Luc avait-il fini par prendre son père pour un démon ? Il continua :
— Tu sais comment il est mort ?
— Il s’est tué dans une expédition de spéléologie, non ?
— Le gouffre de Genderer, dans les Pyrénées, en avril 1978. Pas loin de Saint-Michel-de-Sèze. Il est descendu à moins mille mètres de profondeur. Son objectif était de rester soixante jours sous la terre, sans repère temporel ni contact avec la surface, afin d’étudier sa propre horloge interne. Il n’est jamais remonté. Un éboulement l’a enseveli dans une grotte. Il est mort asphyxié, bloqué dans une salle par les quartiers de roche.
Je conservai le silence. Toujours pas de rapport avec Satan.
— Près du corps, les sauveteurs ont découvert un carnet d’esquisses. Quand j’ai vu ces dessins, Mat, j’ai su que ma vie ne serait plus jamais la même.
— Que représentaient-ils ?
— Les ténèbres.
— Comprends pas.
— Emprisonné dans la grotte, mon père avait dessiné chaque jour le décor qui l’entourait, à la lueur de sa lampe. Les stalactites, les contours de la cavité, les poches d’ombre.
— C’était toujours le même dessin ?
— Justement, non. Au fil des jours, les roches se transformaient. Les stalactites se déformaient. Elles devenaient des griffes qui s’approchaient pour l’emporter.
J’imaginai : Nicolas Soubeyras, emmuré vivant, agonisant, frappé de visions. S’obstinant à dessiner à la lueur déclinante de sa lampe, il avait vu son environnement changer peu à peu. Le dernier effroi avant le ticket de sortie.
Luc souffla, d’une voix qui semblait provenir du gouffre lui-même :
— Sur les derniers croquis, la voûte s’était transformée en ailes de chauve-souris, les stalactites en nervures noires. Le fond d’ombre révélait son visage.
— Quel visage ?
— Celui que mon père a vu, avant de mourir.
La frousse me prit. Luc chuchota, jouant nerveusement avec le capuchon de son stylo :
— Le diable. Mon père a vu Satan, avant de cracher son dernier souffle. L’ange des ténèbres, jailli du fond de la terre pour l’emporter. Jamais je n’oublierai ce visage. Ce carnet de croquis a été ma bible noire…
Luc m’avait toujours raconté qu’il avait vu Dieu, miroitant à flanc de falaises, lors d’une randonnée avec son père. Je comprenais qu’il avait aussi vu le diable, dessiné par Nicolas Soubeyras, à l’intérieur de ces mêmes montagnes.
— Il faut que tu te reposes.
— Ne me parle pas comme à un malade ! Je ne suis pas fou. Pas encore. Je vais te dire une dernière chose. J’ai rappelé Corine Magnan. Je veux la revoir.
— Qu’est-ce que tu vas lui dire ?
— Elle doit m’observer. Ma transformation est la pièce maîtresse du dossier. Il faut m’étudier, analyser ma métamorphose, pour discerner la vraie personnalité de Manon.
Je tressaillis. Il continua :
— Elle est possédée, Mat. Je le sais, parce que je suis du même côté qu’elle. Elle ne cesse de mentir, de séduire, de manipuler, au nom du mal. Comme moi, bientôt…
J’étais debout, trench-coat à la main — et réalisais enfin la situation. Le schisme était consommé : c’était désormais lui ou Manon.
Je lui serrai l’épaule, encore une fois, et murmurai entre mes dents :
— Tu n’es pas près de sortir d’ici.
— Le professeur Zucca est là ?
Je voulais profiter de ma présence à l’institut pour interroger le psychiatre. La secrétaire me répondit d’un sourire :
— C’est l’heure de son jogging.
— Il est déjà parti ?
— Non, il court dans le parc. Ici même.
Je quittai le hall jaune et rouge puis contournai le pavillon 21. Il faisait presque nuit. Je m’installai sur les marches de l’entrée latérale, qui donnait sur l’allée du campus. Zucca devait effectuer plusieurs fois le tour des blocs : j’étais certain de le croiser ici avant qu’il n’ait fini son entraînement.
Je saisis une Camel et la tapotai sur ma marche. J’appelai Corine Magnan sur son portable. Répondeur. Je laissai un message, lui demandant de me contacter au plus vite. Je composai ensuite le numéro du cellulaire de Manon. L’accueil fut moins hostile que je ne le redoutais. Je la réveillais. Depuis notre arrivée à Paris, Manon était frappée de véritables crises d’endormissement. Son sommeil était lourd, profond, avec quelque chose de léthargique. La télévision ronronnait derrière elle. Je lui promis de rentrer pour le dîner. Elle raccrocha sur un « j’t’embrasse » terne, qui ne signifiait rien.
J’allumai ma cigarette et m’efforçai au calme, prenant la mesure du paysage qui s’éteignait devant moi. Des surfaces de gazon pelé, des feuilles mortes, des bosquets de charmilles. Pas une âme sur la voie, personne sur les terrains de sport qui faisaient face aux pavillons, pas même l’ombre d’une voiture. Je songeai à Manon prisonnière de mon appartement depuis près d’une semaine : où allions-nous tous les deux ?
Au bout de quelques minutes, Zucca apparut, courant à petites foulées. Il était vêtu des pieds à la tête en K-way. Je me levai et balançai ma cigarette. Quand le psychiatre me repéra, il trottina vers moi, bouche entrouverte, comme un chien de chasse haletant. Il avait le teint enflammé par l’effort.
— Vous êtes venu voir votre pote ? demanda-t-il entre deux souffles.
— Je voulais aussi vous parler.
D’un signe de tête, il désigna la Camel que je venais de jeter par terre :
— Vous en avez une pour moi ?
— Vous courez et vous fumez ?
— Je suis un cumulard.
Il piqua une cigarette dans mon paquet. Il ne cessait d’effectuer des petits pas stationnaires. Il se pencha sur mon briquet. Ses traits portaient des plaques rouges qui semblaient le protéger de toute expression. Un visage blindé, doté de pare-feux brûlants. Il grimaça en inhalant sa première bouffée.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Votre avis sur Luc. Sur son état psychique. Cela va-t-il empirer ?
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