— Trop tôt pour le dire.
— Écoutez. Luc Soubeyras est mon meilleur ami et…
Il me stoppa d’un geste :
— On va faire simple. Vous m’épargnez la litanie sentimentale et, de mon côté, j’évite le bla-bla scientifique. On gagnera du temps tous les deux. Je suis sûr que vous avez en tête des questions précises. Des petites théories personnelles…
Il reprit le chemin bitumé, sans cesser de courir sur place. Ce matin, il m’avait fait penser à un entraîneur de boxe. Ce soir, il ressemblait au boxeur lui-même.
— Je ne crois pas à l’expérience négative de Luc, commençai-je. Je pense qu’il est victime de ses convictions. Il s’est volontairement plongé dans le néant pour « voir » le démon. Maintenant, il est persuadé d’avoir réussi. Mais il est peut-être simplement emporté par son… imagination.
— Je ne suis pas d’accord.
Zucca regarda sa Camel rougeoyante dans le vent et poursuivit :
— Nous avons surveillé pas mal de paramètres physiques et psychiques durant la séance. Des paramètres qui s’apparentent aux techniques de détection de mensonge. Luc Soubeyras ne mentait pas. Il se souvenait. Les machines ont été claires.
— Il était peut-être sincère. Il a cru vivre ces…
— Non. Les électrodes nous ont permis de détailler les ondes émises par son cerveau. Ce serait un peu compliqué à vous expliquer mais Luc était en train de se souvenir. Aucun doute là-dessus. Sans compter que la technique de l’hypnose est fiable. On ne peut pas jouer avec elle. Luc a laissé parler sa mémoire. Il revivait une NDE.
Je pensais trouver ici un allié — c’était raté. Je pris une nouvelle clope :
— Il aurait donc vu le diable ?
— Il a vu l’étrange bonhomme, le vieillard, en tout cas.
— D’un point de vue psychiatrique, comment expliquez-vous une telle vision ?
Le médecin s’arrêta, les sourcils froncés.
— Ces informations ont vraiment une importance pour votre enquête ? Vous ne vous occupez pas plutôt de faits concrets, de pièces à conviction ?
— Dans cette affaire, il n’y a plus de distinguo entre le concret et le mental, le réel et le transcendant. Je veux comprendre ce qui s’est passé dans la tête de Luc.
Zucca reprit une marche normale. Sa respiration ralentissait :
— D’un point de vue psychique, les NDE sont banales.
— Les négatives sont beaucoup plus rares.
— Exact. Mais qu’elles soient positives ou négatives, nous en connaissons le processus.
Je me souvenais des commentaires techniques de Beltreïn. Zucca répéta à peu près la même chose : surchauffe des neurones et sécrétions chimiques. En réalité, je ne m’intéressais pas à l’explication « mécanique » de la manifestation.
— Mais les visions en elles-mêmes ? insistai-je. Comment expliquez-vous ces… fantasmes ? Pourquoi, durant l’expérience négative, voit-on toujours un… démon ?
— La surchauffe dont je vous parle favorise peut-être l’émergence d’images appartenant à notre inconscient collectif. Des figures culturelles ancestrales, profondes.
— Justement. Il y a un problème. La créature aperçue par les sujets devrait répondre à un archétype. Avoir, par exemple, l’allure traditionnelle du diable. Des cornes, un bouc, une queue fourchue…
— Je suis d’accord.
— Or, ce n’est pas le cas. Nous l’avons constaté ce matin. Et d’après mes renseignements, chaque survivant « voit » un personnage différent. Chaque rescapé rencontre son propre diable. Comment expliquez-vous cette singularité ?
— Je ne l’explique pas. Et c’est ce qui me glace le sang.
— Pourquoi ?
— Tout se passe comme si Luc Soubeyras s’était souvenu d’une chose qui lui est réellement arrivée. Pas un mirage, pas une illusion stéréotypée, mais une vraie rencontre. Avec une créature unique, une incarnation du mal, que personne d’autre n’aurait pu imaginer et qui l’a cueilli au fond des limbes.
C’était le moment de soumettre ma théorie psychanalytique :
— J’avais imaginé une explication pour ces « rencontres ».
— Dites-moi, sourit-il. Je suis sûr que vous êtes là pour ça.
— Le sujet donne peut-être à son visiteur le visage ou l’apparence d’un être qui appartient à son passé. Un personnage qu’il déteste ou qu’il craint.
— Continuez.
— Cet intrus ne serait qu’un souvenir recyclé. La déformation d’un proche qui lui aurait fait du mal ou qui l’aurait terrifié durant l’enfance. La NDE susciterait l’émergence d’une construction individuelle, mi-souvenir, mi-hallucination.
Zucca acquiesçait, mais d’une manière ironique.
— Vous pensez à la figure du père, non ?
— Oui. Mais je me suis déjà renseigné pour les cas que je connais : ni le père, ni même un membre de l’entourage des témoins ne ressemble à leur « diable ».
— Vous avez une autre clope ?
La flamme de mon Zippo virevolta dans la nuit. Zucca cracha une nouvelle bouffée, respecta une pause, puis avoua :
— Je pense que la vérité est plus simple. Plus simple et plus terrifiante.
Avec sa cigarette, il indiqua le pavillon 21 — nous avions fait le tour des bâtiments.
— Dans une certaine mesure, je suis d’accord avec vous. L’allure du diable dans ces visions est liée au passé des sujets. Il y a quelque chose d’enfoui, de secret, qui ressort, c’est évident. C’est une représentation individuelle du mal. Une mise en scène intime d’un personnage du passé. Mais je ne suis pas d’accord avec vous sur la nature du metteur en scène.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Pour vous, tout cela ne serait qu’une production de l’inconscient. Une illusion de la psyché, une boucle fermée. Pour moi, un agent extérieur intervient.
Je frissonnai. Le froid, la nuit — et ma peur.
— Vous croyez à une intervention… surnaturelle ?
— Oui.
— Plutôt inattendu de la part d’un psychiatre.
— Un psychiatre n’est pas un ingénieur qui résume le fonctionnement cérébral par des sécrétions chimiques ou un ensemble de structures mentales. Notre cerveau est un poste récepteur. Une sorte de radio. Il capte des signaux.
J’étais venu chercher un soutien rationnel. J’avais décidément fait fausse route. Il continua, changeant de ton :
— Mon idée, c’est que la surchauffe des neurones réactive une perception primitive. Ouvre une porte, si vous voulez, sur une réalité parallèle. Pour faire court, je dirais : sur l’au-delà.
Je me sentais de moins en moins à l’aise. Moi aussi, bien sûr, je croyais à cette porte. C’était une des clés de la foi chrétienne. L’extase de Saint-Paul, sur le chemin de Damas, les apparitions de Saint-François d’Assise, les visions de sainte Thérèse d’Avila n’étaient rien d’autre que des éclats transcendants jaillis par cette ouverture.
Zucca continua :
— Luc s’est approché de la fin, non ? Pourquoi ne pas imaginer que son cerveau ait été en position « d’hyper réceptivité » et qu’il ait entrevu l’autre rive ?
Les mots firent leur chemin dans mon cerveau et prirent tout leur sens. J’étais en train d’entrevoir une vérité pire que toutes les autres. Je répliquai :
— Si je vous suis, il y aurait donc un démon qui nous attendrait de l’autre côté de la vie ? Ou plutôt, des personnages détestés de notre existence terrestre qui nous guetteraient dans la mort pour nous faire souffrir… éternellement ?
— C’est ce que laisse penser la séance de ce matin, oui.
— Vous savez de quoi vous êtes en train de parler ?
Il me dévisagea froidement, toujours planqué derrière ses plaques rouges :
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