Je pénétrai dans mon bureau et déposai le tas de paperasses que j’avais récupéré dans mon casier. Sur mon répondeur, plusieurs messages, dont deux de Nathalie Dumayet. Elle voulait des nouvelles de la séance de ce matin. Depuis mon retour, la commissaire me faisait la gueule. Elle n’avait pas apprécié ma disparition ni les explications laconiques que je lui avais servies à mon retour.
Je ressortis aussitôt du bureau.
Autant me débarrasser tout de suite de cette corvée.
En quelques mots, je résumai l’expérience du matin. Pour conclure, je lui suggérai d’appeler Levain-Pahut pour un complément d’informations. Je reculais déjà vers la sortie quand elle me proposa un thé. Je refusai.
— Fermez la porte.
Elle avait dit cela en souriant, mais d’un ton sans appel.
— Asseyez-vous.
Je m’installai sur le siège face à elle. Elle me lança son fameux regard clair :
— Qu’est-ce que vous pensez de tout ça, vous ?
— C’est l’affaire des psychiatres. Il faut qu’on sache s’il peut s’en tirer sans séquelles et…
— Il s’agit justement de ces séquelles. Pensez-vous que Luc va sortir indemne de cette expérience ?
Geste vague de ma part. À mon retour, je ne lui avais livré que les grandes lignes de mon enquête. Les dossiers Simonis, Gedda, Rihiimäki, réduits à leurs points communs. J’avais évoqué des meurtres sataniques mais pas les Sans-Lumière ni les Asservis. Pourtant, elle reprit :
— Je ne crois pas au diable. Encore moins que vous, puisque je ne crois même pas en Dieu. Mais on peut imaginer qu’une telle hallucination transforme celui qui la vit et le pousse à commettre un crime… singulier.
Je ne répondis pas.
— Je ne fais qu’énoncer vos propres conclusions.
— Je ne vous ai pas donné de conclusions.
— Implicites. Vous avez mis au jour trois meurtres, aux quatre coins de l’Europe, dont la méthode est identique. Dans deux cas au moins, nous connaissons les meurtriers. Des sujets qui ont chacun vécu une NDE négative. C’est bien ça, non ?
Une pause. Elle continua :
— Or, Luc est aujourd’hui dans ce cas. En pleine… mutation.
— Rien ne dit qu’il va se transformer.
— Il est bien parti, il me semble.
— Votre analyse se situe au premier degré.
— Vous avez une autre hypothèse ?
— Il est trop tôt pour que j’en parle.
— Trop tôt ? Je pense plutôt qu’il est un peu tard. Il y a d’autres affaires sur le feu ici. Vous devez vous remettre au boulot.
— Vous m’aviez dit…
— Rien du tout. Je vous ai déjà accordé une semaine de vacances. Vous avez disparu dix jours et vous ne vous êtes pas vraiment remis au boulot depuis votre retour. Vous vouliez trouver la raison du suicide de Luc. Nous savons ce qu’il en est aujourd’hui. Le dossier est clos.
Je montai au filet :
— Donnez-moi encore quelques jours. Je…
— Comment va votre protégée ?
— Ma protégée ?
— Manon Simonis. Suspecte numéro un dans le meurtre de sa mère.
— Vous ne connaissez pas le dossier, dis-je en me raidissant. Manon n’est pas suspecte. Il n’y a pas de preuve, pas de mobile.
— Et si elle avait vécu une expérience négative, comme votre Italienne ou votre Estonien ? Dans cette histoire, le mobile se limite à un traumatisme psychique.
Je conservai le silence.
— Je ne cherche pas à l’enfoncer, Mathieu. Je veux simplement vous prévenir. Corine Magnan a saisi les flics de la première DPJ. Ils m’ont téléphoné. Elle s’apprête à interroger une nouvelle fois Manon Simonis.
— Pour quel motif ?
— L’aventure de Luc a semé le trouble.
— Pourquoi répondrait-elle autre chose que la première fois ?
— Demandez-le à Magnan.
— Ils comptent la mettre sous hypnose ? Lui injecter un produit ?
— Je n’en sais rien, je vous le répète. Mais la juge a parlé d’une expertise psychiatrique.
Je me mordis les lèvres. Dumayet ajouta :
— Méfiez-vous d’elle, Mathieu.
— Vous savez autre chose ?
— Elle a contacté le parquet de Colmar. Elle veut récupérer le dossier David Oberdorf.
— Qui est-ce ?
— Un type qui a tué un prêtre, en décembre 96. Une affaire de possession.
Je me levai et marchai vers la porte :
— C’est absurde. Cette juge est cinglée.
— Mathieu, attendez.
Je stoppai sur le seuil :
— J’ai tout de même une bonne nouvelle. Condenceau, le gars de l’IGS, a bouclé le dossier Soubeyras.
— Quelle est sa conclusion ?
— Tentative de suicide. Ça simplifie l’affaire, non ? Luc s’en sortira avec quelques rendez-vous chez le psy.
— Et Doudou et les autres ?
— Rien n’a été retenu contre eux. Levain-Pahut balaiera devant sa porte.
Je tournais la poignée quand Dumayet dit encore :
— À ce propos, vous aviez gratté sur l’assassinat de Massine Larfaoui, non ?
— Et alors ?
— Vous n’avez rien découvert ?
— Rien de plus que Luc et ses hommes.
— Vraiment ?
Soit Dumayet avait ses sources, soit elle lisait dans ma tête. Je ne lui avais pas parlé de l’iboga ni du rôle de cette drogue dans l’affaire. Je concédai :
— Il y a peut-être un lien avec l’affaire Simonis. Enfin, avec la série de meurtres.
— Quel lien ?
— J’ai besoin de temps.
— Magnan va agir, d’une façon ou d’une autre. Remplissez les vides de votre dossier avant qu’elle ne le fasse elle-même. Avec les silences de votre petite chérie.
13 heures.
Je verrouillai mon cagibi. Je voulais maintenant régler un point qui me taraudait depuis ce matin. Je composai le numéro direct du préfet Rutherford, à la Cité Vaticane. Malgré le jour gris, je n’avais pas allumé mon bureau.
Une minute plus tard, je parlais au responsable de la bibliothèque. Il ne semblait pas disposé à me passer le cardinal van Dieterling. Je dus évoquer des « révélations capitales » pour que, enfin, ma communication prenne le chemin du bureau de son Éminence.
— Que voulez-vous, Mathieu ?
La voix rauque du Flamand. Pas de préambule, pas de formule de courtoisie. Je préférais cela :
— Je poursuis mon enquête, Éminence. J’ai un renseignement à vous demander.
— Vous ne deviez pas d’abord me communiquer des informations ?
Depuis ma visite au Vatican, je ne lui avais donné aucun signe de vie. Le cardinal enchaîna :
— À moins que vous n’ayez changé de camp ? Que vous n’ayez fait alliance avec d’autres ?
Allusion transparente à mon séjour en Pologne.
— Je ne fais alliance avec personne, répondis-je d’un ton ferme. Je trace ma route, c’est tout. Quand je connaîtrai la vérité, je la livrerai à tous.
— Qu’avez-vous appris ?
— Donnez-moi encore quelques jours.
— Pourquoi vous ferais-je confiance, une nouvelle fois ?
— Éminence, je me permets d’insister. Je suis près d’une découverte capitale. Un nouveau cas de Sans-Lumière est au cœur de mon enquête.
— Son nom ?
— Quelques jours.
Le cardinal eut un roulement de gorge — une sorte de rire :
— Je vous accorde encore ma confiance, Mathieu. Pourquoi, je ne sais pas. Que voulez-vous savoir ?
— Vous avez interrogé Agostina Gedda sur son Expérience de Mort Imminente ?
— Bien entendu. Mes spécialistes ont eu plusieurs entretiens avec elle.
— Vous a-t-elle parlé de celui qu’elle a vu, au fond du « couloir » ?
Je perçus une hésitation.
— Que voulez-vous savoir ? Allez droit au but.
— À quoi ressemblait le visiteur d’Agostina ?
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