Jean-Christophe Grangé - Le Serment des limbes

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Quand on traque le Diable en personne,jusqu'où faut-il aller ? Quand Mathieu Durey, flic à la brigade criminelle de Paris apprend que Luc, son meilleur ami, flic lui aussi, a tenté de se suicider, il n'a de cesse de comprendre ce geste. Il découvre que Luc travaillait en secret sur une série de meurtres aux quatre coins de l'Europe, dont les auteurs orchestrent la décomposition des corps des victimes et s'appuient sur la symbolique satanique. Les meurtriers ont un point en commun : ils ont tous, des années plus tôt, frôlé la mort et vécu une « Near Death Experience ». Peu à peu, une vérité stupéfiante se révèle : ces tueurs sont des « miraculés du Diable » et agissent pour lui. Mathieu saura-t-il préserver sa vie, ses choix, dans cette enquête qui le confronte à la réalité du Diable ?
« D'une noirceur absolue. Et ce n'est pas fini. »
Lire
« Construction au cordeau et écriture fluide : de la communauté africaine de Paris aux ors du Vatican, le romancier tient en haleine. […] Grangé peut tout se permettre […]. Son enthousiasme, son savoir-faire, sa puissance romanesque, son imagination de grand schizophrène le placent au niveau d'un Thomas Harris. »
Christine Ferniot,
. « Jean-Grangé mène son roman sur un fil tendu entre le rationnel et le fantastique […] et parvient même à susciter un frisson métaphysique… »
Gérard Meudal,
.

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— Ses traits : à quoi ressemblent-ils ?

— Un rictus. Son visage n’est qu’un rictus. Ses lèvres… Elles s’écartent sur ses gencives. Des gencives blanches. Sa chair ne connaît pas la lumière.

Luc parlait maintenant d’un ton mécanique. Il livrait un rapport froid et neutre.

— Ses yeux. Comment sont ses yeux ?

— Glacés. Cruels. Bordés de sang, ou de braise, je ne sais pas.

— Que fait-il ? Il est immobile ?

Luc grimaça. Son expression était comme l’ombre portée de l’homme du couloir. Le reflet de l’intrus au fond de son esprit.

— Il danse… Il danse dans le noir. Et ses cheveux brillent au-dessus de sa tête…

— Ses mains ? Vous voyez ses mains ?

— Crochues. Recroquevillées sur son ventre. Elles ressemblent à son rictus, à sa bouche tordue. Tout est atrophié chez lui. (Luc sourit.) Mais il danse… Oui, il danse en silence… Et c’est le Mal qui s’agite… Dans le sang universel…

— Vous parle-t-il ?

Luc ne répondit pas. Corps arqué, cou dressé, il paraissait tendre l’oreille. Il n’écoutait pas Zucca mais le vieillard au fond de la gorge.

— Que vous dit-il ? Répétez ce qu’il vous dit.

Luc murmura quelques mots, inintelligibles. Zucca éleva la voix :

— Répétez. C’est un ordre !

Luc releva la tête, comme sous l’effet d’une violente douleur. Son visage n’était plus qu’une convulsion. Sa voix craqua :

— Dina hou be’ovadâna. (Il hurla :) DINA HOU BE’OVADÂNA !

Dans la cabine, tout se fixa. La puanteur. Le froid. Plus personne ne bougeait. Chacun pouvait sentir, je le savais, une présence, QUELQUE CHOSE.

— Qu’est-ce que ça signifie ? tenta encore Zucca. Cette phrase : qu’est-ce que ça veut dire ?

Luc partit d’un fou rire, feutré, rentré, à son strict usage personnel. Puis sa tête retomba, sans connaissance. L’hypnotiseur l’appela encore. Aucune réponse. La séance était finie — la « vision » de Luc s’était refermée sur ces mots incompréhensibles.

Zucca toucha son oreillette :

— Il s’est évanoui. On retire le matos et on le transfère en salle de réveil.

Sans un mot, Thuillier et les infirmières passèrent dans la salle. Les autres demeuraient encore immobiles. Il me parut que l’odeur et le froid reculaient. Une rumeur les remplaçait. On échangeait quelques mots, pour se rassurer, partager une certaine chaleur. Et surtout revenir, en urgence, à la réalité.

Sous les voix, je perçus un murmure diffus. Je tournai la tête. Le père Katz, les yeux fixes, les mains serrées sur son Rituel , marmonnait : « … Deus et Pater Domini nostri Jesu Christi invoco nomen sanctum tuum et elementiam tuam supplex exposco… »

À petits gestes, il balançait de l’eau sur la console et les machines de la cabine.

De l’eau bénite, à tous les coups.

Le prêtre exorciste faisait le ménage après le passage du diable.

96

— Ridicule.

— Je te raconte simplement ce qui s’est passé. Vous êtes des bouffons. Manon paraissait enrhumée — sa voix était nasale. Je venais de lui raconter la scène de l’Hôtel-Dieu. Elle était assise en tailleur, pieds nus, sur le lit. Elle avait parfaitement rangé la chambre. La couette n’était même pas froissée. En quelques jours, Manon avait trouvé ses marques dans mon appartement et ne cessait de l’astiquer.

— Là-bas, ils avaient l’air très sérieux.

— J’ai passé ma vie entourée de fous. Ma mère et ses prières, Beltreïn et ses machines… Et voilà que vous, les flics, vous êtes encore pires !

Elle m’associait volontairement aux agresseurs. Je laissai glisser. Manon oscillait sur le lit, les mains crispées sur ses jambes repliées. Le demi-jour m’offrait des fragments de son visage, puis les reprenait aussitôt : courbe de la joue, bandeau du front, regard noir. Dehors, une pluie sombre tombait sans bruit.

— De toute façon, reprit-elle, le délire de Luc ne prouve pas que j’ai vécu la même chose.

— Pas du tout. Mais le meurtre de ta mère nous ramène toujours à cette expérience négative. Le tueur a peut-être agi sous l’influence d’un traumatisme psychique de ce genre et…

— Moi ?

Je ne répondis pas. Du pied, j’écartai un carton du mur, le plaçai en face de Manon et m’assis dessus.

— La juge envisagera toutes les possibilités, repris-je d’un ton rassurant. Elle a l’air sensible à ce genre de…

— Vous êtes tous dingues.

— Elle n’a rien, tu comprends ? Pas le moindre indice, ni le moindre mobile…

— Alors, il vous reste la petite orpheline.

— Tu n’as pas à t’inquiéter. Magnan t’a déjà interrogée. Sarrazin a rédigé un procès-verbal. Tout le monde est convaincu de ta bonne foi.

Elle hocha la tête, sans conviction. Ses cheveux étaient parfaitement séparés en deux rivières lisses. Une illustration de conte.

— Et Luc, pourquoi fait-il tout ça ?

— Il veut aller jusqu’au bout de son enquête. Il est certain que le meurtre de ta mère appartient au cycle des Sans-Lumière.

— Et il croit que j’appartiens à cette bande de tarés. Il croit que je suis l’assassin.

Ce n’était pas une question. Elle ajouta :

— Finalement, pour convaincre tout le monde, il faudrait que je tente le même truc, non ? Que je fouille mes propres souvenirs sous hypnose ?

— Il est trop tôt pour envisager une telle démarche.

Une seconde trop tard, je compris que Manon m’avait tendu un piège. Elle voulait seulement savoir si j’avais déjà pensé à cette possibilité ou si, au contraire, l’idée me ferait bondir. J’étais tombé dans le panneau, l’évoquant sans broncher.

— Allez vous faire foutre, murmura-t-elle. Jamais je ne me prêterai à vos délires.

Elle se laissa tomber en arrière, sur le lit, puis se couvrit le visage d’un oreiller. Dans son mouvement, son pull s’était relevé, laissant apparaître son nombril. Je frissonnai. Même au cœur de cette tension, mon désir affluait, plein, neuf, omniprésent. Mais il n’était plus question de ça entre nous. J’étais devenu un ennemi parmi d’autres.

Elle se redressa tout à coup et écarta l’oreiller. Son regard ruisselait de larmes :

— VA TE FAIRE FOUTRE !

Direction le 36.

Dans ma nouvelle voiture de location, je rassemblai mes idées. Depuis mon retour à Paris, j’avais gratté sur la formation universitaire de Manon et son absence d’alibi pour le meurtre. Zamorski disait vrai. Personne ne l’avait vue durant la période présumée du meurtre — soit près d’une semaine. J’avais questionné par téléphone le flic helvétique qui l’avait interrogée avant sa confrontation avec Magnan. Manon avait été découverte dans son appartement le 29 juin, deux jours après la découverte du corps. Elle avait été incapable de préciser son emploi du temps durant les derniers jours.

Quant à sa formation universitaire, le Polonais avait encore raison. J’avais obtenu, par fax, son cursus complet. Un mastère en « biologie, évolution et conservation » à quoi s’ajoutaient trois certificats d’études complémentaires en toxicologie, botanique et entomologie. Elle avait également une licence en sciences pharmaceutiques. Cela ne prouvait rien, sauf que Manon avait les compétences pour torturer un corps humain comme l’avait été celui de sa mère…

Corine Magnan devait savoir tout cela, mais il n’existait aucune preuve directe contre Manon. La magistrate avait dû abandonner cette piste. Elle devait même s’apprêter à classer l’affaire. Mais maintenant, l’intervention de Luc rallumait tous les doutes. Manon avait-elle vu « quelque chose » lors de sa NDE, en 1988 ? Cette expérience ancienne l’avait-elle transformée, comme Agostina ? Avait-elle provoqué une schizophrénie qui pouvait cacher une seconde personnalité — violente, cruelle, vengeresse ?

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