— Luc, vous… vous m’entendez ?
Il ne répondit pas tout de suite. Sa tête avait basculé en arrière, invisible. On devinait ses yeux fermés, ses cils roux — le bas du visage, minéralisé. Il ne restait plus qu’une empreinte de Luc. Le véritable être humain était ailleurs. Une voix creuse dit :
— Je vous entends.
Zucca fit signe à Thuillier de retourner dans la cabine. Le neurologue recula, à contrecœur. Les infirmières posèrent le matériel en silence et l’imitèrent. Chacun reprit sa place dans la cabine. Le cercle de l’hypnose était de nouveau formé.
Le psychiatre redressa en douceur le dossier de Luc et s’assit de nouveau.
— Où êtes-vous, Luc ? Où êtes-vous… Maintenant ?
— J’ai quitté mon corps.
Le timbre était lointain, sinistre. Zucca ne reprit pas la parole. Il regroupait sans doute ses idées — et tirait les mêmes conclusions que nous. L’expérience de mort imminente commençait.
— Que voyez-vous ?
— Je me vois, moi. Au fond de l’eau. Je dérive vers un rocher.
— Quelles sont vos sensations ? Je veux dire : les sensations de celui qui est hors de votre corps ?
— Je flotte. Je suis en apesanteur. Je vois une lumière.
— Décrivez-la.
— Blanche. Large. Immense.
Un soulagement se répandit dans la cabine. La lumière : signe d’une hallucination « classique ». On allait échapper au cauchemar.
Mais Luc se redressa :
— Elle disparaît… Je… (Il reprit, à voix basse :) Ce n’est plus qu’un point… Une tête d’épingle… Au bout d’un tunnel… Je crois que c’est moi qui m’éloigne, à toute vitesse… Je…
Luc émit une espèce de râle. Sa voix grinça :
— Je m’éloigne… Tout est noir… Je… Non, attendez…
Il déglutit, avec difficulté. Tournant le visage de droite à gauche, il cherchait sa respiration, par brèves bouffées, douloureuses.
— La lumière revient… Elle est rouge…
— Regardez mieux… Décrivez cette lumière.
— Elle est sourde… incertaine… Elle vit.
— Comment ça ?
— Elle clignote…
— Comme un phare, un signal ?
— Non… Elle bat… Comme un cœur…
Le silence dans la cabine, toujours plus profond. Notre fascination saturait la pièce. Une pression accumulée, capable de faire exploser la vitre. Je baissai les yeux sur la lumière rubis autour du doigt de Luc. Elle matérialisait le fanal dont il parlait.
— Elle m’appelle… La lumière m’appelle…
— Que faites-vous ?
— Je vais vers elle. Je flotte dans un couloir.
— Le couloir. Décrivez-le-moi.
— Ses parois sont vivantes.
— C’est-à-dire ?
Luc eut un rire sarcastique, puis se cambra comme s’il souffrait d’une douleur au dos :
— Les murs… Ils sont composés de visages… Des visages tapis dans l’ombre, prêts à bondir… Ils souffrent…
— Vous entendez leurs cris ?
— Non. Ils gémissent… Ils ont mal… Ils n’ont pas de bouche. Des blessures à la place…
Je songeai aux vers de Dante : la « vallée d’abîme douloureuse », qui « accueille un fracas de plaintes infinies… » . Je songeai aux témoignages du Vatican. Luc avait atteint son but — vivre une NDE infernale. Il était devenu un Sans-Lumière.
— Voyez-vous toujours la lumière rouge ? insistait Zucca.
— Elle se rapproche.
— Et maintenant ?
Luc ne répondit pas. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il paraissait descendre en lui-même, traverser des couches intérieures, physiques et mentales…
— Luc, que voyez-vous ?
J’eus l’impression qu’une odeur se répandait dans la cabine. Une odeur acre, médicamenteuse, mêlée de camphre et d’excréments. Je la reconnus aussitôt : l’odeur d’Agostina, à Malaspina. Luc éclata de rire. Le psychiatre monta le ton :
— Que voyez-vous ?
Luc tendit la main, comme s’il cherchait à toucher quelque chose. Sa voix s’amenuisa, filet à peine perceptible :
— La lumière rouge… C’est une paroi. Du givre… Ou de la lave… Je ne sais pas. Des formes s’agitent derrière…
— Quelles formes ?
— Elles vont et viennent, tout près de la plaque. On dirait… On dirait qu’elles nagent… dans une eau glacée. En même temps, je le sens, c’est brûlant là-dessous, comme dans un cratère…
Une croûte glaciaire qui aurait préservé la douleur pure. Un magma rougeoyant, abritant l’agonie des âmes. Le « cratère » de Luc se présentait comme une porte ouverte sur un monde foisonnant, infini, intemporel. L’enfer ?
— Décrivez-moi ce que vous voyez. Même s’il s’agit de fragments. De détails.
— Je vois… un visage… Il brûle. Je sens sa chaleur, je…
— Décrivez le visage, Luc. Concentrez-vous !
— Je ne peux pas. Je sens la chaleur et le froid. Je…
— Suivez ma voix et fixez ce que vous voyez…
Luc se tordait dans son fauteuil. Les câbles autour de son crâne vibraient. Sa figure était ravagée de tics, de sursauts de terreur.
— Suivez ma voix, Luc !
— Des yeux… des yeux injectés derrière le givre… (Luc était au bord des larmes.) Le visage… Il est blessé… Je vois du sang… des lèvres arrachées… des pommettes tailladées… Je…
— Continuez. Suivez toujours ma voix.
Sa tête tomba, inerte, sur son torse.
— Luc ?
Il avait les yeux ouverts. Des larmes coulaient sur ses joues. En même temps, il souriait. Il ne paraissait plus souffrir, ni même avoir peur. Ses traits étaient épanouis. Il ressemblait aux portraits des saints de la Renaissance, auréolés de lumière céleste.
— Que se passe-t-il ?
Le sourire se tordit, malfaisant :
— Il est là.
Quelque chose d’inexprimable s’insinua dans la pièce. L’odeur de pourriture me parut s’intensifier. Je regardai les autres. Corine Magnan tremblait. Levain-Pahut se frottait la nuque. Katz l’exorciste manipulait son Rituel romain , prêt à l’ouvrir.
— Luc, qui est là ? De qui parlez-vous ?
— Pas de question de ce genre.
La voix de Luc avait encore changé. Une espèce de grondement autoritaire. Le psychiatre ne se laissa pas intimider :
— Décrivez-moi celui que vous voyez.
Luc ricana, menton baissé. Ses yeux fixaient Zucca, par en dessous, les pupilles chargées de haine :
— J’ai dit : pas de question de ce genre.
Zucca se pencha encore. Le vrai combat commençait :
— Vous n’avez pas le choix, Luc. Suivez ma voix et décrivez-moi celui qui est derrière la plaque de givre. Ou de lave.
Luc se renfrogna. Son visage était maintenant hideux, froid, mauvais. Une expression malveillante était incrustée dans ses traits.
— Il n’y a plus de givre, souffla-t-il.
— Quoi d’autre ?
— Le couloir. Seulement le couloir. Noir. Nu.
— Y a-t-il quelque chose à l’intérieur ?
— Un homme.
— Comment est-il ?
Luc chuchota avec douceur :
— C’est un vieillard.
Zucca lança un coup d’œil vers la vitre. Son visage trahissait l’étonnement. Nous-mêmes, on ne comprenait plus rien. Chacun s’attendait à une image consacrée du diable : cornes, bouc, queue fourchue…
— Comment est-il habillé ?
— En noir. Il porte un costume noir. Il se confond avec l’obscurité. À part les filaments.
— Des filaments ?
— Ils brillent. Au-dessus de sa tête. Il a des cheveux phosphorescents, électriques.
Le malaise s’intensifiait dans la cabine. L’odeur excrémentielle était de plus en plus prégnante, portée par un courant épais, glacé.
— Décrivez son visage.
— Sa peau est blanche. Livide. C’est un albinos.
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