Il était installé au centre d’une salle vide, aux lambris de métal poli, tapissée de dalles d’insonorisation et de linoléum clair. À sa gauche, une table à roulettes supportait ampoules, seringues, et un défibrillateur électrique. Face à lui, Pascal Zucca, blouse blanche et larges épaules, nous tournait le dos. Voûté sur sa chaise, il ressemblait à un entraîneur de boxe, soufflant ses derniers conseils à son champion. Plusieurs caméras filmaient la scène.
Je me tournai vers mes voisins, formant un rang immobile dans la cabine. La juge Corine Magnan s’était transportée de Besançon, sur sa propre commission rogatoire. À ses côtés, Eric Thuillier observait les écrans de contrôle. Plus loin encore, un psychiatre, dont je n’avais pas compris le nom, avait été saisi par la magistrate en tant qu’expert. Expert de quoi ? Cette séance était une mascarade.
Derrière ces trois-là, se tenait Levain-Pahut, commissaire divisionnaire des Stups, venu vérifier qu’on ne torturait pas un de ses meilleurs hommes. Assis dans l’ombre, le greffier de Magnan prenait des notes manuscrites, alors que des infirmières s’affairaient auprès d’écrans de contrôle et de claviers d’ordinateurs.
Mais le meilleur, c’était, à l’extrême droite, l’invité spécial de Luc. Il s’était présenté : père Katz, prêtre exorciste de l’Archevêché de Paris, représentant de l’Église Catholique, Apostolique et Romaine. L’homme en noir était cramponné à un petit livre rouge, le Rituel romain. Je ne pouvais croire que Luc soit parvenu à tous nous réunir autour de son délire.
— Vos pieds s’enfoncent dans le sol. Vos doigts s’engourdissent…
J’aurais voulu éclater de rire — mais on n’en était plus là. La présence de Magnan et de son greffier démontrait que la magistrate bouddhiste prenait au sérieux ce témoignage. L’affaire Simonis avait hérité de la seule juge d’instruction à tendances ésotériques. La seule qui pouvait apporter le moindre crédit aux hallucinations de Luc Soubeyras…
Je m’étais renseigné : jamais en France un témoignage sous hypnose n’avait été retenu. Selon la loi française, un témoin doit toujours s’exprimer sous « consentement libre et éclairé » — ce qui exclut tout recours à une méthode de suggestion ou un quelconque sérum de vérité. Pourtant, Corine Magnan était là — et son scribe n’en perdait pas une miette.
Zucca murmura — sa voix était transmise dans la cabine par des enceintes invisibles :
— Vous ressentez ce poids partout à l’intérieur de votre corps… Il atteint chacun de vos membres, chacun de vos muscles…
Luc paraissait se tasser dans son fauteuil, plus vulnérable que jamais. Sa peau tachetée de rouille était presque transparente — on croyait voir palpiter ses organes. Je songeai au monstre du Planty avec son cœur apparent, et chassai aussitôt cette image.
— Le poids devient lumière… Une lumière qui inonde votre esprit et votre corps… Vous n’éprouvez plus rien d’autre… Le poids, la lumière vous emplissent complètement…
Luc respirait avec lenteur, les yeux fermés. Il paraissait apaisé.
— La lumière est bleue. Vous la voyez ?
— Oui.
— La lumière bleue est un écran, sur lequel vous laissez venir des images, des souvenirs… Tant que ma voix sera là, les images se dérouleront. Vous êtes d’accord ?
— Oui.
Le psychiatre laissa passer quelques secondes puis reprit :
— Voyez-vous des images ?
Luc ne répondit pas. Le psychiatre se tourna vers la vitre et effectua un signe interrogatif à l’attention de Thuillier, qui s’adressa à son tour aux infirmières. Puis le neurologue chuchota dans un micro incrusté dans la console — Zucca portait une oreillette :
— On est bon.
Le psychiatre approuva, visage baissé, puis releva le menton :
— Luc, les images sont-elles là ? Luc hocha la tête, lentement.
— Vous allez suivre ma voix et décrire ces images. D’accord ? Nouveau « oui » de la nuque.
— Que voyez-vous ?
— De l’eau.
— De l’eau ?
Dans la cabine, il y eut des regards interloqués, puis chacun comprit. La rivière.
Le voyage commençait.
— Soyez plus précis.
— Je suis au bord de la rivière.
— Que faites-vous ?
— J’avance. Le poids est là.
— Quel poids ?
— Le poids des pierres. À ma ceinture. J’entre dans l’eau.
Je ressentais chaque sensation. Le froid devenait une sonde au fond de mes os. Mais c’était le fanatisme de Luc qui me clouait vraiment la moelle. Je le revoyais au fond de sa bagnole, en décembre 2000, après mon flag manqué des Lilas, citant Saint-Jean de la Croix : « Je meurs de ne pas mourir. » Luc n’avait vécu que pour cette enquête. L’ultime sacrifice. Son rendez-vous avec le diable.
— Quelles sont vos sensations ?
— Pas de sensation.
— Comment ça ?
— Le froid annule tout.
— Continuez.
— Mon corps se dissout dans la rivière. Je suis en train de mourir.
— Suivez ma voix, Luc. Décrivez la scène.
Après un bref silence, Luc murmura :
— Je… je ne sens plus rien.
— Parlez plus fort.
— La rivière vient à moi. Elle frôle ma bouche. Je…
Luc se mordit les lèvres, comme pour empêcher l’eau de pénétrer sa gorge. Nouveau silence. Dans la cabine, la tension montait. Chacun de nous s’immergeait avec lui.
— Luc, vous êtes avec nous ?
Silence.
— Luc ?
Il ne bougeait plus. Sous les fils, ses traits s’approfondissaient, se pétrifiaient comme du plâtre. Zucca s’adressa à Thuillier, via son oreillette :
— On est à combien ?
Le neurologue lança un coup d’œil au Physioguard qui lançait ses bips, à la manière d’un sonar sous-marin :
— 38. Si son rythme cardiaque ne repart pas, on arrête tout.
Zucca effectua une nouvelle tentative :
— Luc, répondez-moi !
Thuillier se pencha vers le micro de la console :
— On est à 32. On arrête. On… Merde !
Le neurologue se précipita vers la porte et passa dans la salle. Tous les regards se tournèrent vers l’écran de contrôle — l’onde n’était plus qu’une ligne plate, diffusant un sifflement continu. Luc avait vécu mentalement sa mort — au point de mourir une nouvelle fois.
Les infirmières étaient déjà sur les talons de Thuillier. Tous s’affairaient près de la table roulante. Le neurologue ordonna, inclinant le fauteuil :
— Adrénaline. 200 milligrammes.
Debout, Zucca était penché sur Luc. Il répétait :
— Répondez-moi, Luc. Suivez ma voix !
Dans la cabine, l’électrocardiogramme sifflait comme une bouilloire. Les froissements des blouses nous parvenaient, amplifiés par les micros. Nous nous agitions nous-mêmes, ne sachant que faire. Zucca hurla :
— LUC ! RÉPONDEZ-MOI !
Thuillier l’écarta d’un coup d’épaule :
— Pousse-toi. Bon Dieu, il part ! L’injection, vite !
Une infirmière plaça dans la main du médecin la seringue puis ils plaquèrent le torse de Luc, qui semblait aussi dur qu’une souche de bois. Une autre femme brandissait les ventouses du défibrillateur — les soupirs sifflaient, se mêlant à la stridence du Physioguard. Thuillier jurait dans son col :
— Putain de Dieu… Il est en train de nous claquer dans les doigts.
Zucca était encore penché sur Luc, agrippant ses poignets :
— LUC ! RÉPONDEZ-MOI !
— Je suis là.
Tous se figèrent. Zucca, arc-bouté sur le corps ; Thuillier, seringue en l’air ; les infirmières, gestes suspendus. Dans la cabine, le bip de l’électrocardiogramme avait repris un rythme en pointillés, très lent. L’hypnotiseur haleta :
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