Je n’avais pas prévu ça. Nous quittions une oppression pour une autre. Le portail de Scholastyka se ferma lourdement derrière nous.
Je pris la main de Manon et avançai sur le trottoir. Elle avait préparé un sac léger, pas plus épais que le mien. Regard à gauche, puis à droite. On ne voyait pas à trois mètres. J’esquissai quelques pas hésitants. Le monde n’avait pas seulement disparu : les vapeurs nous submergeaient pour nous effacer à notre tour…
Je crus me souvenir. En descendant à gauche et en attrapant la rue Sienna, on croiserait l’avenue Sw. Gertrudy. Même dans cette nuée blanche, on pourrait alors héler un taxi. Nos pas résonnaient sur le trottoir. L’humidité leur donnait une sorte de brillance sonore ; un claquement trempé qui montait dans l’air moiré.
Nous avancions en silence. Comme si le moindre mot pouvait libérer notre peur. Maintenant, les immeubles paraissaient s’être désancrés. Ils avançaient avec nous, déchirant lentement les crêtes d’argent à la manière de brise-glaces. Une voiture passa. Nous eûmes juste le temps d’effectuer un pas de côté. Sans le savoir, nous marchions sur la chaussée. Le véhicule nous dépassa, au ralenti. J’entendis ses essuie-glaces marquer la cadence, tchac-tchac-tchac…, puis s’évanouir.
Nous reprîmes notre chemin. Le voile de gaze s’ouvrait avec réticence et se refermait aussitôt sur nos pas. Je n’étais déjà plus sûr de suivre la rue Sienna. Impossible de lire la moindre plaque. Notre seul repère était la ligne des réverbères. Quelques lumières brûlaient aussi aux fenêtres, perçant l’opacité des étages. J’imaginais les foyers chauds, affairés, où se préparait le repas du midi. Cette image renforçait, par contraste, notre solitude.
Je creusai ma mémoire. Nous allions dépasser la rue Mikokajska, sur notre gauche, qui formait un grand virage. J’espérais discerner une série de luminaires qui tourneraient, nous confirmant qu’on était sur la bonne voie. Mais rien ne se passait — et d’ailleurs, on ne pouvait pas voir plus de deux lampadaires à la fois…
Soudain, je n’en discernai plus du tout. Avions-nous quitté la rue ? Le brouillard changea de nature. Plus épais, plus froid. Une odeur de terre mouillée, de pourriture figée s’élevait du sol. Bon sang. Nous n’étions plus dans la rue Sienna. Nous n’y avions peut-être jamais été… Je cherchai encore à me souvenir, dessinant mentalement une carte du quartier.
Alors, je compris.
Le Planty.
Le parc qui ceinture la vieille ville de Cracovie.
Dès le départ, j’avais pris la mauvaise direction. J’étais parti tout droit, tournant le dos au monastère. En guise de confirmation, du gravier crissa sous mes pieds. Des arbres apparurent, dessinant des lignes fantomatiques, suspendues, sans racines. Des bras, des têtes noires saillaient aussi — les sculptures des jardins. J’eus envie de hurler. Nous étions seuls, perdus, totalement vulnérables.
— Qu’est-ce qui se passe ?
La voix de Manon, tout près de mon oreille. Pas le cran de lui mentir.
— On est dans le Planty. Le parc.
— Mais où exactement ?
— Je ne sais pas. En le traversant, on pourra rejoindre l’avenue Sw. Gertrudy.
— Mais si on ne sait pas où on est ?
Je serrai ses doigts sans répondre. De nouvelles lanternes flottaient dans l’air. Une allée. Je m’efforçai d’avoir un pas plus sûr, pour réconforter Manon qui tremblait dans son anorak.
Sensation de nager plutôt que de marcher… Je n’arrêtais pas de tendre le cou, de plisser des yeux, sans résultat. Par réaction, mon ouïe paraissait plus aiguë. Il me semblait percevoir la condensation des gouttes, le long des branches, le cliquetis de la glace, sur les statues, et même, plus profondément, le craquement de la terre gelée, sourdant sous nos pieds.
Tout à coup, un autre bruit, beaucoup plus présent.
Un raclement sur les cailloux. Je m’immobilisai et posai la main sur les lèvres de Manon. Le frottement stoppa. Je tentai encore l’expérience. Deux pas puis un arrêt. Le bruit se reproduisit et s’acheva aussitôt. C’était un écho, mais beaucoup trop proche à mon goût…
Je dégainai mon .45. Il n’y avait que deux possibilités. Les hommes de Zamorski ou les Asservis. Tout doucement, je levai le cran de sûreté du Glock, pariant mentalement pour les Satanistes. Ils guettaient les entrées et les sorties de « leur » monastère et ils venaient de décrocher le gros lot : Manon, la proie qu’ils espéraient depuis des semaines, sans protection, accompagnée seulement d’un étranger, se fourvoyant dans un parc noyé de brume.
Mon arme tremblait au creux de ma paume. Je ne trouvais plus en moi le sang-froid qui m’avait jusqu’ici sauvé des pires situations. Peut-être la fatigue. Ou la présence de Manon. Ou cette ville étrangère et invisible… Mes pensées devinrent chaotiques. Tirer à l’aveuglette, en direction des pas ? Je n’étais même pas sûr de leur provenance. Viser les réverbères afin de fermer complètement la nuit ? Absurde. Nous perdrions ainsi notre seule chance de nous orienter.
Le grattement reprit. Ils s’approchaient. J’imaginais des créatures surnaturelles aux yeux ardents. Des pupilles de soufre, capables de voir dans la brume. Je partis dans la direction qui me semblait la plus opposée aux pas. Mais déjà, je n’étais plus sûr de rien. Suivions-nous toujours l’allée ? Un luminaire flottait au loin — inaccessible.
J’accélérai, ne cherchant plus à me servir de mes yeux mais uniquement de ma main tendue. Sensation de pierre froide. Métal d’une balustrade. Je n’avais aucun souvenir d’un garde-fou dans ce parc. Je l’attrapai et le suivis avec fébrilité. Le réverbère me paraissait toujours aussi loin.
La rampe de fer s’arrêta. Je m’arrêtai avec elle. La seconde suivante, je perçus les pas des autres — beaucoup plus près. Je me tournai, comme si j’avais pu voir quoi que ce soit. Mais le monde était toujours noyé de fumée. Pourtant, tout à coup, une faille s’ouvrit dans la brume — et je vis, en effet.
Des ombres avançaient, côte à côte.
Des ombres sans visage, qui faisaient corps avec le brouillard.
Mon cœur flancha. Il y eut un moment, très court, où tout me parut perdu. La panique m’avait vaincu. Même physiquement, je n’avais plus aucune consistance. À cette seconde précise, nos attaquants auraient pu gagner mais ils furent trop lents.
Déjà, je m’étais ressaisi, dressant un plan d’attaque. Aucune raison de penser qu’ils voyaient mieux que nous. Ils se repéraient simplement au bruit de nos pas. Le seul avantage qu’ils pouvaient avoir était le nombre — et une meilleure connaissance des jardins. Mais notre handicap — le manque de visibilité — était aussi le leur.
Je devais les priver de leur seul repère : les sons. J’empoignai Manon et bondis sur le côté. Au bout de trois enjambées, je sentis les feuilles d’un buisson puis un terrain différent — gazon ou humus. Une surface tendre, absorbant les bruits.
Une autre idée, tout de suite. Profiter du silence et avancer vers nos ennemis. Ils pouvaient imaginer qu’on allait se planquer sur les bas-côtés ou derrière un arbre. Mais pas qu’on marcherait à leur rencontre !
Je remontai la pelouse, utilisant ma main libre comme une sonde, frôlant les taillis, palpant les troncs d’arbre. Les pas, à nouveau. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres, sur notre gauche. J’avançai encore. Ma main trouva un flanc d’écorce. J’attirai Manon à moi, la plaçant entre le fût et mon corps. Elle s’arrêta de bouger, de respirer, et je sentis ses cheveux glacés me frôler le visage. Les cheveux d’une morte.
Alors, il se passa quelque chose.
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