Pourtant, malgré sa détermination, il devait aussi crever d’angoisse. Il avait voulu se parer d’une arme. Même symbolique. Ainsi s’expliquait la médaille de Saint-Michel dans son poing serré. Luc ne craignait pas d’aller en enfer, il avait choisi cette destination. Mais il espérait en sortir sans blessure, sans dommage spirituel, grâce à l’effigie de l’Archange. Cela semblait dérisoire, mais je ne pouvais plus juger le projet hors norme de Luc.
Le rouquin avait pris un risque inouï. Physique bien sûr, mais aussi psychique. Ce qui était possible pour une petite fille ne l’était plus pour un adulte. Selon Moritz Beltreïn, Manon s’en était sortie sans séquelle grâce à son âge et la mobilité géographique de son cerveau. Luc s’en tirerait-il indemne, à trente-cinq ans ? Se réveillerait-il même un jour ?
Son fanatisme était sidérant. Mais c’était la cohérence de son destin qui me stupéfiait plus encore. Il avait toujours voulu voir le diable — prouver son existence à la face du monde. Toute son existence avait convergé vers ce pari, cette expérience : la plongée volontaire dans les abysses. Et sa remontée, preuves en main.
Nouvelle clope.
5 heures du matin.
Manon avait fini par s’endormir. Malgré sa colère contre moi. Malgré son désespoir au sujet de Luc. Malgré son anxiété croissante, à propos d’elle-même.
Car Luc, du fond de sa chambre d’hôpital, avait remis le feu aux poudres. Si un homme était capable d’un tel sacrifice, cela ne démontrait-il pas qu’il y avait une réalité à découvrir ? Que Manon elle-même avait vu quelque chose au fond de la « gorge » ?
J’attendais 6 heures du matin pour appeler Laure. L’heure des perquises. Vieux réflexe de flic. Quatre jours que je n’avais pas appelé. Maintenant, j’éprouvais un besoin irrépressible de m’informer. Aucune raison que la situation ait évolué mais le coma de Luc avait changé de nature. Il fallait que je parle à Laure, aux médecins, aux experts…
J’observai le cadran de ma montre, regardant passer chaque minute.
6 heures, enfin.
Au bout de cinq sonneries, une voix ensommeillée retentit.
— Laure ? Mathieu.
— Où tu es ? grommela-t-elle. Ça fait trois jours qu’on t’appelle.
— Désolé. Problème de portable. Je suis à l’étranger. Je…
— Mat…, fit-elle dans un souffle. C’est incroyable… Il s’est réveillé !
Je mis une seconde à assimiler la nouvelle. Ni Foucault ni Svendsen n’étaient au courant. Sinon, ils m’en auraient parlé. Tout se précipitait. Mais au lieu de me réjouir de cette rémission, j’éprouvais déjà un obscur pressentiment, prévoyant le pire. Des lésions irréversibles. Luc réduit à l’état de légume.
Je demandai, d’une voix sans timbre :
— Comment va-t-il ?
— Parfaitement.
— Il n’a pas de séquelles ?
— Pas de séquelles, non.
Le ton impliquait une réticence.
— Quel est le problème ?
— Il dit… Enfin, il a vu quelque chose. Durant son coma.
Je pouvais sentir la glace sous ma chair brûler mes nerfs et figer mes membres. Je connaissais la suite mais je risquai :
— Quoi ?
— Viens. Il veut t’en parler lui-même.
— Je serai là ce soir.
Je raccrochai et réveillai Manon en douceur. Je lui expliquai la situation. Comme moi, elle n’eut pas le temps de se réjouir. Une autre menace pesait déjà : la présence du diable, au fond de l’esprit de Luc. S’il pensait avoir vu l’enfer, il en tirerait la certitude que Manon avait vu la même chose en 1988. D’un coup, elle deviendrait une Sans-Lumière.
La suspecte numéro un dans l’assassinat de sa mère.
Manon alluma la lampe et attrapa ses vêtements. Je notai un détail : des traces de piqûres sur ses bras.
— Qu’est-ce que c’est que ces marques ?
— Rien.
Elle enfila sa culotte, son soutien-gorge. Je lui saisis le bras et regardai mieux.
— Ce sont les toubibs, dit-elle en se dégageant. Ils me font des prises de sang.
— Il y a des médecins ici ?
— Non. Ils viennent d’ailleurs. Ils m’auscultent tous les jours.
— Ils t’ont fait d’autres analyses ?
— Je suis allée à l’hosto, plusieurs fois, dit-elle en passant son tee-shirt.
— Tu as subi des examens ?
— Des biopsies, des scanners. Je n’ai pas trop compris. (Elle sourit.) Ils veulent que je sois en superforme…
Toujours prévoir le pire, pour éviter les mauvaises surprises. Ce que je pressentais depuis mon arrivée se confirmait dans les grandes largeurs. Zamorski m’avait menti. Lui et sa clique ne protégeaient pas Manon : ils l’étudiaient comme un vulgaire cobaye. Persuadés qu’elle était possédée jusqu’à la racine des cheveux. Une créature maléfique, physiquement différente des autres êtres humains.
Envie de vomir. Le nonce, avec ses airs entendus et ses tirades de vieux guerrier, m’avait roulé dans la farine. Il était exactement comme van Dieterling. Il croyait aux Sans-Lumière et à la présence du démon au fond de l’âme humaine. Il était certain que Manon était une Sine Luce. Peut-être même l’Antéchrist en personne !
J’attrapai le téléphone fixe qui reposait sur la table de nuit. Je dévissai le combiné et trouvai un micro. Je soulevai la lampe de chevet et la retournai : un nouveau mouchard. Je faillis éclater de rire : on nageait en pleine caricature. J’orientai la veilleuse vers le plafond. Sans difficulté, je discernai l’œil d’une caméra infrarouge dans un angle. Je songeai à la nuit d’amour que nous venions de passer sous le regard attentif des prêtres. De rage, je balançai la lampe par terre.
— Qu’est-ce que tu fous ?
Impossible de répondre. Ma salive restait bloquée dans ma gorge. J’enfilai ma chemise, mon pantalon, mon pull. Le temps de chausser mes Sebago et j’étais dehors, dans la galerie. Je filai jusqu’à ma propre cellule.
Dans la cour, la pluie frappait, frappait, rebondissant sur les dalles, la toiture, les angles de pierre. Même ces trombes ne pourraient laver la merde qui régnait ici.
Dans ma chambre, j’attrapai mon .45 et sortis de nouveau. Je devinais où était le bureau du nonce — une chance non négligeable qu’il travaille déjà à cette heure.
Descendant un étage, je perçus à travers le fracas de l’averse la rumeur d’une agitation, dans l’aile opposée. Les bénédictines, bon pied, bon œil, déjà levées pour l’Angélus…
J’entrai sans frapper. Zamorski était assis à son bureau, visage penché sur son ordinateur, lunettes sur le nez. Autour de lui, sur des étagères, des reliquaires se déployaient : coffres d’argent frappé et vasques de cuivre.
— Qu’est-ce que vous trafiquez avec Manon ?
Le nonce ôta ses lunettes, lentement, sans marquer la moindre surprise.
— Nous la protégeons.
— Avec des scanners, des micros ?
— Nous la protégeons contre elle-même.
Je fermai la porte d’un coup de talon et avançai d’un pas.
— Vous avez toujours pensé qu’elle était possédée.
— La question se pose, disons, raisonnablement.
— Vous en avez fait un rat de laboratoire !
— Manon est un cas unique.
Le flegme de Zamorski était sans faille.
— Assieds-toi. J’ai encore des choses à t’expliquer.
Je ne bougeai pas. Le nonce prit un ton las, soigneusement calculé :
— Nous sommes obligés de maintenir cette… veille physiologique.
J’éclatai d’un rire dur :
— Qu’est-ce que vous cherchez ? Un « 666 » tatoué ?
— Tu fais semblant de ne pas comprendre. Manon est la marque du diable. Chaque battement de son cœur est un acte du démon. Chaque seconde de sa vie est un don de Satan. Dans le monde de Dieu, Manon devrait être morte ! Elle est une aberration, selon les lois de Notre Seigneur.
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