Jean-Christophe Grangé - Le Serment des limbes

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Quand on traque le Diable en personne,jusqu'où faut-il aller ? Quand Mathieu Durey, flic à la brigade criminelle de Paris apprend que Luc, son meilleur ami, flic lui aussi, a tenté de se suicider, il n'a de cesse de comprendre ce geste. Il découvre que Luc travaillait en secret sur une série de meurtres aux quatre coins de l'Europe, dont les auteurs orchestrent la décomposition des corps des victimes et s'appuient sur la symbolique satanique. Les meurtriers ont un point en commun : ils ont tous, des années plus tôt, frôlé la mort et vécu une « Near Death Experience ». Peu à peu, une vérité stupéfiante se révèle : ces tueurs sont des « miraculés du Diable » et agissent pour lui. Mathieu saura-t-il préserver sa vie, ses choix, dans cette enquête qui le confronte à la réalité du Diable ?
« D'une noirceur absolue. Et ce n'est pas fini. »
Lire
« Construction au cordeau et écriture fluide : de la communauté africaine de Paris aux ors du Vatican, le romancier tient en haleine. […] Grangé peut tout se permettre […]. Son enthousiasme, son savoir-faire, sa puissance romanesque, son imagination de grand schizophrène le placent au niveau d'un Thomas Harris. »
Christine Ferniot,
. « Jean-Grangé mène son roman sur un fil tendu entre le rationnel et le fantastique […] et parvient même à susciter un frisson métaphysique… »
Gérard Meudal,
.

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89

Taverne mordorée, banquettes de Skaï, lustres de verre coloré. Des Tsiganes jouaient frénétiquement du violon et du cymbalum sur une estrade. C’était le seul refuge qu’on avait trouvé, dans les ruelles du soir. Malgré le raffut, la fumée, les relents de graisse et d’alcool, nous nous sentions légers, et seuls au monde. Tête-à-tête exclusif, secret, subjugué.

À travers chaque remarque, à travers la manière même dont elle était formulée, je percevais une entente, une complicité unique entre nous. Manon me volait les mots de la bouche. Elle avait une façon bien à elle de relever le menton, de hausser la voix pour prendre la parole et prononcer, pile à cette seconde, ce que j’allais dire. Cette fusion nous propulsait dans un bonheur inconscient, surpassant notre différence d’âge, celle de nos destins, et le fait que nous venions de nous connaître.

Les heures filèrent. Les plats passèrent. Nos yeux pleuraient dans la vapeur. J’allumai une Camel au dessert, histoire d’en rajouter, et l’interrogeai, enfin, sur son passé.

Elle se raidit aussitôt :

— Tu essaies de me cuisiner ?

— Non, fis-je en exhalant une bouffée qui rejoignit les brumes du plafond. Juste savoir si tu as quelqu’un dans ta vie.

Elle sourit et s’étira dans cette posture qui lui était singulière. Elle parut se souvenir que désormais, la méfiance, la résistance n’avaient plus cours entre nous. Alors elle parla. Sans dévier ni éluder. Elle raconta son enfance traumatisée, ses années de pensionnat, hantées par la menace d’un assassin, les visites étranges de sa mère, qui ne cessait de prier. Puis son adolescence à Lausanne, ses études au lycée et à la fac, où elle s’était fortifiée. Elle avait alors un réseau d’amis et de lieux « sûrs » et s’appuyait toujours sur ses repères familiaux : sa mère, qui n’avait manqué aucun week-end depuis sa « renaissance », ses grands-parents paternels, installés à Vevey, et aussi le docteur Moritz Beltreïn, son sauveur, qui était devenu une sorte de parrain bienveillant.

Dix-huit ans.

Elle avait commencé à voyager, à laisser sa porte déverrouillée, à ne plus se retourner sans cesse, pour voir si elle était suivie. Une existence nouvelle avait débuté. Jusqu’à la mort de sa mère. D’un coup, tout s’était effondré. La paix, la confiance, l’espoir. Les terreurs anciennes étaient revenues, plus fortes encore. Ce meurtre démontrait que tout était vrai. Un danger pesait sur sa famille. Un danger qui l’avait frappée, elle, en 1988. Et qui avait ravi sa mère, en 2002.

Lorsque Zamorski lui avait proposé de partir en Pologne, en attendant que le tueur soit arrêté, elle avait accepté. Sans la moindre hésitation. Elle comptait maintenant les jours, attendant le dénouement de son propre mystère.

Tout cela, je le savais, ou je l’avais deviné. En revanche, ce qu’elle ignorait — parce qu’elle ne s’en souvenait plus — c’était qu’elle avait été corrompue par des pervers puis assassinée par sa propre mère. Ce n’était pas moi qui la renseignerais. Ni ce soir, ni demain. Je souris, hébété par la vodka, constatant que je n’avais toujours pas l’information qui m’intéressait.

— As-tu quelqu’un, oui ou non, à Lausanne ?

Elle éclata de rire. Les effluves de graillon, la chaleur, la voix de la chanteuse, tout cela n’existait pas pour elle. Et pour moi non plus. J’étais comme au fond de la mer, assourdi par la pression, mais distinguant certains bruits avec une acuité extraordinaire. Comme lorsqu’on perçoit, en pleine plongée, des cliquetis aigus ou des résonances graves portés par l’eau.

— J’ai eu une histoire, dit-elle. Un de mes profs à la fac. Un homme marié. Quelque chose qui n’a été qu’une longue galère, traversée de quelques flashes heureux. Moi-même, je n’étais pas claire.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Elle hésita puis reprit d’une voix grave :

— Au fond, ce que j’aimais, c’était ce secret, cette douleur. Et la honte. Cette espèce de… dégradation. Comme quand on picole, tu vois ? On savoure chaque gorgée et en même temps, on sait qu’on est en train de se détruire, de tomber un peu plus bas à chaque verre.

Joignant le geste à la parole, elle vida sa vodka d’un trait et continua :

— Je crois… Enfin, ce goût de mort, d’interdit, me rappelait ma propre vie. Ma familiarité avec le néant, le secret. (Elle posa sa main sur la mienne.) Je suis pas sûre de pouvoir vivre une histoire limpide, mon ange. (Elle rit à nouveau, avec légèreté, mais sans gaieté.) Je suis faite pour le trash ! J’ai des goûts de zombie.

Si elle cherchait un mort vivant, j’étais son homme. Moi-même, depuis le Rwanda, j’appartenais à la mort. Toujours cette greffe qui n’avait pas pris mais qui était là, au fond de moi, parasitant chaque instant de mon existence… Les crissements du fer, la voix grésillante des radios, les corps rebondissant sous mes roues, comme des battements de cœur. Et la femme que je n’avais pas su sauver…

Je remplis nos verres et trinquai, rassuré. Cet épisode n’altérait pas la pureté de Manon. Elle avait beau dire, rien n’entachait son innocence. Même si cette innocence provenait d’une enfance maléfique et d’un fait divers atroce. Même si son seul souvenir amoureux était une aventure adultère.

Je sentais chez elle une exigence, une rigueur que je reconnaissais. Une forme de transparence qui n’avait rien à voir avec la virginité mais qui tirait au contraire sa force des épreuves, des souillures. Une aspiration, un appel spirituel, qui s’élevait au-dessus des abîmes, et puisait sa beauté dans le combat.

Elle dit tout à coup, attrapant son manteau :

— On y va, non ?

On marcha dans le brouillard, planant au-dessus de nos propres corps. Toute la ville paraissait instable, irréelle. Immeubles, monuments, chaussées flottaient dans les brumes, comme une immense navette spatiale, décollant dans un nuage de fumée. Je n’avais aucune idée de l’heure. Peut-être minuit. Peut-être plus tard. Mais je n’étais pas assez soûl pour oublier le danger, toujours présent. Les Asservis, qui rôdaient dans la ville à la recherche de Manon… Je ne cessais de me retourner, de scruter les impasses, les porches. J’avais emporté mon Glock ce soir, mais ma vigilance en avait pris un sérieux coup. Je priais pour que les cerbères de Zamorski soient toujours sur nos traces — et qu’ils aient moins bu que moi.

Le chemin n’en finissait pas. Le repère était le Planty, le grand parc qui ceinture la vieille ville. Une fois les jardins trouvés, il n’y avait plus qu’à les suivre et se laisser glisser vers le centre.

Sous le porche de Scholastyka, Manon attrapa la cloche. Un homme sans visage ni col romain nous ouvrit. Nous l’accueillîmes d’un éclat de rire, vacillant sur nos jambes en coton.

Nous marchâmes dans la galerie, en silence. Je ne riais plus. Je voyais approcher l’intersection des deux « L » avec angoisse. Le moment de se séparer, le moment de dire quelque chose… Je me triturais l’esprit pour trouver une formule, un geste, qui ne serait pas une action, mais une invitation.

La porte fut là alors que je me creusais encore la tête. Manon vivait dans la partie des bénédictines. J’allais balbutier quelques mots quand Manon posa ses doigts sur ma nuque. Sa langue glissa dans ma bouche et épela d’autres mots — ceux que je n’aurais jamais trouvés. Je reculai contre le mur. Je sentis la pierre froide, contre mon dos, alors que Manon pressait toujours mes lèvres à m’étouffer.

Je me dégageai de l’étreinte, tout en me tenant encore à elle. Il fallait que je me reprenne, sous peine de tomber dans les vapes. Manon m’observait dans l’ombre. Elle avait pris dix ans. Son émotion avait gravé ses traits, les avait transformés en rides de force. Ses yeux étaient devenus aussi noirs que des quartz volcaniques. Des panaches de vapeur s’échappaient de ses lèvres haletantes.

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