— D’où vient exactement la plante ?
— Du Gabon, comme l’iboga ordinaire. Là-bas, l’iboga est au cœur du culte initiatique le plus populaire : le bwiti fang.
Le Gabon, lieu d’origine du scarabée et du lichen. Un nouvel éclair me traversa. Je savais maintenant quand j’avais déjà entendu parler du Gabon. Le clandé de Saint-Denis. Le danseur en transe. Le visage hilare de Claude, défoncé jusqu’aux yeux : « Il a pris un produit local. Un truc de chez lui. » L’homme avait ingéré de l’iboga.
Aucun doute, les fils se connectaient. La première enquête sur Larfaoui. Le milieu africain et ses drogues spécifiques. Les Asservis en quête du produit…
Je jouai cartes sur table :
— Luc Soubeyras enquêtait aussi sur le meurtre d’un brasseur.
— Massine Larfaoui. Nous sommes au courant.
— Larfaoui avait-il un lien avec l’iboga noir ?
— Et comment. Il était le fournisseur officiel de la plante. Le pourvoyeur des Asservis. Nous l’avions à l’œil, crois-moi.
— Savez-vous qui l’a tué ?
— Non. Une autre énigme. Peut-être un Asservi. Peut-être un client en manque. Il est toujours dangereux d’avoir de telles fréquentations.
— Larfaoui n’a pas été tué par un amateur. Il a été éliminé par un professionnel.
Zamorski eut un geste évasif :
— Nous sommes dans une impasse à ce sujet. Luc n’avait pas non plus avancé sur cette piste. Et d’ailleurs, rien ne dit que le meurtre soit lié à l’iboga.
Zamorski n’énonçait pas une autre possibilité — qu’un membre de sa propre brigade ait éliminé le dealer, pour une raison ou une autre. Après tout, Gina, la prostituée témoin du meurtre, avait parlé d’un prêtre… Une nouvelle fois, je visualisai le nonce un automatique à la main. L’image sonnait de plus en plus juste.
Je résumai :
— Tout cela n’est donc qu’une piste annexe. Les Asservis se concentrent avant tout sur les Sans-Lumière, correct ?
— Correct. À leurs yeux, rien ne peut remplacer la confession de celui ou celle qui a « vu » le diable.
— Quelqu’un comme Manon ?
Les yeux d’acier de Zamorski se posèrent sur moi. Il murmura :
— On ne sait toujours pas si Manon a réellement vécu une expérience négative.
— Pour le savoir, il faudrait qu’elle retrouve la mémoire.
— Ou qu’elle joue franc jeu.
— Vous pensez qu’elle ment ? Qu’elle simule l’amnésie ?
— À toi de me le dire. Tu étais censé l’interroger.
Sa voix avait changé. L’autorité filtrait sous les mots. C’était la confirmation d’un soupçon que j’éprouvais depuis mon arrivée : Zamorski se moquait de mon dossier. Il ne m’avait « importé » en Pologne que pour tirer les vers du nez à Manon. Gagner une confiance qu’il n’avait jamais su conquérir.
— À quoi joues-tu avec Manon ? demanda-t-il, soudain irrité. Voilà deux jours que tu l’évites.
— Vous me faites suivre ?
— Il n’y a pas de secret dans ce cloître. Je répète ma question : à quoi joues-tu ? (Il cria soudain.) La clé de l’enquête se trouve au fond de sa mémoire !
Je reculai et fixai la rosace qui surplombait le chœur. Le jour gris faisait vibrer ses pétales d’argent :
— Ne vous en faites pas. J’ai ma stratégie.
En fait de stratégie, je n’avais toujours pas vaincu ma peur.
Et aucun changement n’était en vue. Je fonçai dans ma cellule et vérifiai mon portable.
Deux messages. Foucault, Svendsen.
J’appelai mon adjoint.
— Où en es-tu ? attaquai-je aussi sec.
— Le Jura ne donne rien. Les gendarmes piétinent sur l’affaire Sarrazin. Les scarabées restent bien cachés. Et les Gabonais se bousculent pas au portillon. Dans toute la Franche-Comté, j’en ai trouvé sept. Tous inoffensifs.
— Les expats ?
— Difficiles à repérer. On y bosse.
— Tu as trouvé des infos sur les Asservis ?
— Rien. Personne ne connaît. Si c’est une secte, c’est le groupe le plus secret de… Je coupai Foucault, lui ordonnant d’abandonner cette voie. Autant m’en tenir aux données de Zamorski, spécialiste toutes catégories.
En revanche, je demandai :
— Tu as toujours le dossier Larfaoui sous le coude ?
— L’affaire des Stups ?
— Ouais. Il y a peut-être un lien avec notre histoire.
— « Notre » ? J’ai pas l’impression que tu partages beaucoup, pour l’instant.
— Attends mon retour. Reprends le profil du bonhomme, versant dealer. Essaie de voir avec les Stups s’ils connaissent ses fournisseurs, ses habitudes de livraison, ses clients réguliers. Remonte aussi ses derniers appels avant sa mort. Ses comptes. La totale. Et vois s’il a un remplaçant sur le marché. Fais-toi aider par Meyer et Malaspey.
— On cherche quoi ?
— Un réseau spécifique. Un truc qui tourne autour d’une drogue africaine : l’iboga.
— Elle vient du Gabon ?
— On ne peut rien te cacher. Ce pays joue un rôle, c’est clair. Mais je ne sais pas encore à quel point. Rappelle-moi ce soir.
Je raccrochai et contactai Svendsen.
— Y a du nouveau, dit le Suédois d’une voix excitée. Et du lourd. T’avais raison. Le corps de Sarrazin a été travaillé.
— Je t’écoute.
— Les viscères du mec étaient nécrosés. Sérieusement décomposés. Comme s’il était mort au moins un mois auparavant. Alors que ses épaules étaient à peine atteintes de rigor mortis.
— Tu as une explication ?
— Une seule. Le tueur lui a fait boire de l’acide. Il a attendu que les entrailles pourrissent, à l’intérieur de l’abdomen. Puis il lui a ouvert le ventre, de bas en haut.
Le meurtrier de Sarrazin avait donc joué aussi avec la mort. Était-il l’assassin de Sylvie Simonis ? Un Sans-Lumière ? Ou l’inspirateur des miraculés ?
Je revis l’écorce gravée, sous les aiguilles de pin : JE PROTÈGE LES SANS-LUMIÈRE. Une seule certitude, et pas des moindres : ce n’était pas Manon qui avait tué Sarrazin. À cette date, elle était déjà en exil à Scholastyka.
Svendsen continuait :
— Le salaud a opéré à vif. Il a patiemment déroulé les entrailles de sa victime dans la baignoire, alors que le gars était encore vivant — et conscient.
La glace familière dans mes veines. Je me souvenais que le gendarme ne portait pas de marques de liens.
— Sarrazin n’a pas été ligoté.
— Non. Mais les analyses toxicologiques révèlent la trace de puissantes substances paralysantes. Il ne pouvait pas bouger, alors que l’autre le charcutait.
Je revis la scène de crime. Le corps recroquevillé, en position de fœtus. La baignoire remplie de viscères. Les mouches, vrombissantes, dans l’air empuanti.
— Et les insectes ?
— On a trouvé des œufs de mouches Sarcophagidae et Piophilidae qui n’ont rien à foutre là. Je veux dire : quelques heures après la mort. C’est le même délire que pour ta bonne femme, Mat. Aucun doute là-dessus.
— Je te remercie. Ils t’ont envoyé le rapport ?
— Valleret me le maile. Plutôt sympa.
— Étudie chaque détail. C’est très important.
— Et si tu m’en disais un peu plus ?
— Plus tard. Tous ces faits dessinent une méthode. (J’hésitai puis continuai, précisant ma propre pensée à voix haute.) Une sorte de… supra méthode qu’un homme développe à travers d’autres tueurs…
— Comprends rien, fit Svendsen, mais ça a l’air passionnant.
— Dès que je serai à Paris, je t’expliquerai tout.
— C’est le deal, vieux.
Je me plongeai à nouveau dans mon dossier, tentant de trouver, encore une fois, des faits implicites, des convergences entre toutes ces données.
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