L’illusion ne dura pas longtemps. J’avais renoncé à l’amour mais lui n’avait pas renoncé à moi. Lorsque je retrouvais ma lucidité, après une sordide séance de sexe, une tristesse de plus en plus aiguë m’oppressait. Cette nuit, j’avais encore manqué quelque chose. Et ce « quelque chose » me restait en travers de la gorge.
J’étais peut-être protégé par ma foi, par l’exotisme, par la chair elle-même, mais le manque était là, toujours plus profond, plus amer. Pire. Mes simulacres étaient sacrilèges. Je piétinais l’amour et, vicié, moqué, profané, l’amour me revenait en pleine gueule, sous la forme d’une blessure implacable…
22 heures .
Après la séance radio à la bibliothèque, je m’étais réfugié dans ma cellule, manquant le dîner et la prière du soir. À trente-cinq ans, j’éprouvais déjà une peur viscérale face à Manon qui, en deux sourires, m’avait mis au taquet. Menaçant à elle seule de faire s’effondrer toute ma stratégie de blindage, fragile et illusoire.
Je me décidai à reprendre mon enquête.
Toujours en trench, frissonnant, je m’installai au petit bureau où, seule concession aux temps modernes, un PC était installé. Sur Internet, je me connectai aux journaux qui m’intéressaient. En une de La République des Pyrénées , puis en page 4, on développait un article sur la découverte de deux corps près de Mirel, aux environs de Lourdes. On présentait le D rPierre Bucholz, figure majeure de la cité mariale, puis on évoquait le profil du « tueur » : Richard Moraz, ressortissant suisse, 53 ans, horloger. L’article énumérait ensuite les énigmes de l’affaire, notamment l’identité de l’assassin du tireur — qui avait tué Moraz ? — ainsi que le mobile du meurtre de Bucholz : pourquoi un artisan helvétique, à mille kilomètres de chez lui, avait-il visé un médecin à la retraite, spécialiste des miracles ?
Je passai au Courrier du Jura , qui consacrait un long article à Stéphane Sarrazin, capitaine de gendarmerie, retrouvé assassiné dans sa salle de bains. Aucune mention n’était faite de l’inscription au-dessus de la baignoire. Aucune allusion aux mutilations. Précaution des gendarmes ou du procureur ? Un capitaine du Service de Recherche de Besançon avait été délégué : Bernard Brugen. Le magistrat instructeur aussi était nommé : Corine Magnan, la juge de l’affaire Simonis.
L’article ne se perdait pas en conjectures : ce crime était tout simplement inexplicable. Aucun mobile, aucun témoin, aucun suspect. Le journaliste dressait aussi un portrait de Sarrazin : officier modèle, aux états de service de surdoué. Je prenais note : on n’avait pas encore découvert la véritable identité du gendarme, alias Thomas Longhini, impliqué dans l’enquête Simonis de 1988.
Cela n’allait pas tarder. J’imaginais la réaction en chaîne. De Sarrazin, on remonterait à l’affaire Simonis mère. Puis au dossier de Simonis fille. De là à découvrir que Manon était toujours vivante, il n’y avait qu’un pas. Combien de temps avant que les médias ne soulèvent ce couvercle ? Avant que les gendarmes de Besançon ne se remettent en quête de Manon ?
J’attrapai mon cellulaire. Le réseau passait. J’écoutai mes messages. Rien, à l’exception de ma mère qui me remerciait du « contact » spirituel que je lui avais donné. Elle se sentait beaucoup plus « en phase avec elle-même » depuis qu’elle parlait avec le père Stéphane.
Je souris. Ces nouvelles me semblaient provenir d’une autre planète mais une visite auprès du prêtre ne m’aurait pas fait de mal non plus.
Sinon, aucune nouvelle de Foucault, de Malaspey, de Svendsen.
J’allais encore devoir secouer le cocotier.
Je composai le numéro de Foucault. Au son de ma voix, mon adjoint hurla :
— Putain, Mat, t’es où ?
— En Pologne. Je n’ai pas le temps de t’expliquer.
— Dumayet nous prend la tête et…
— Je vais l’appeler.
— T’as déjà dit ça une fois. C’est la merde ici.
— Tu n’as laissé aucun message : tu n’as pas avancé ?
— Tout le Jura est en ébullition. Un gendarme a été tué hier et…
— Je suis au courant.
— C’est lié à ton affaire ?
— C’est mon affaire.
— J’aimerais bien savoir de quoi il s’agit au juste.
— C’est tout ? Rien de neuf ?
— Svendsen a appelé. Il n’arrive pas à te joindre. Les gus du Jardin des Plantes ont confirmé les infos de Mathias Plinkh. Le scarabée peut provenir de plusieurs pays : Congo, Bénin, Gabon… On a fait le tour des sites d’élevage, dans le Jura. Pour que dalle.
J’avais un mal fou à suivre ses paroles. Ces pistes anciennes me paraissaient être à des années-lumière de mon présent. Je redoublai de concentration.
— On a gratté le milieu des collectionneurs, continuait le flic. Impossible de tracer leurs échanges. Ils s’envoient des œufs par la poste. Sans compter les mecs qui reviennent d’Afrique avec des spécimens dans le revers du pantalon. Ton scarabée peut avoir débarqué n’importe où, et de n’importe quelle façon. J’étais de nouveau sur la juste longueur d’onde :
— Et le lichen, Svendsen a du nouveau ?
— Les botanistes ont identifié la famille. Une essence africaine. Un truc qui pousse à l’intérieur des grands arbres tropicaux, sous l’écorce, au moment de leur décomposition. Il paraît qu’on peut aussi en trouver dans certaines grottes, en Europe, si le taux de chaleur et d’humidité est suffisant. Mais selon les spécialistes, ce lichen est surtout fréquent en Afrique centrale.
— Dans les mêmes pays que le scarabée ?
— Pratiquement, ouais. Gabon. Congo. Centrafrique.
Gabon. On m’en avait déjà parlé une fois, au cours de l’enquête, mais je ne me souvenais ni quand, ni où, ni comment. De toute façon, c’était insuffisant pour considérer ce pays comme un élément récurrent. Mais le postulat d’un suspect qui avait séjourné en Afrique centrale tournait dans ma tête. Je dis :
— Essaie de voir s’il y a une communauté gabonaise, ou même centrafricaine, dans les départements du Jura. Cherche aussi s’il n’y a pas d’anciens « expats » dans ces régions.
— Ça va être coton.
— Utilise les réseaux administratifs. L’état civil. Les flics. L’ANPE… Vois aussi sur le Net, en confrontant ces mots-clés.
Foucault n’eut pas le temps de répondre. Je changeai de cap, l’esprit de nouveau connecté :
— Raïmo Rihiimäki ? T’as reçu le dossier ?
— Toujours pas. Mais j’ai reparlé aux flics de Tallinn. L’histoire est gore. Rihiimäki a commis au moins cinq meurtres connus, dont celui d’une femme et de sa môme, sept ans, dans un village du nord. Sans compter deux viols, trois casses, etc. Un genre de fou errant, à la Roberto Succo. Il n’a pas été abattu à bout portant comme j’avais cru comprendre. Il a été coincé par les flics d’un bled, un nom imprononçable, et battu à mort. Hémorragies des fonds d’yeux, fracture du crâne, multiples traumatismes, tu vois le genre… Les flics se sont défoulés. Le mec avait terrifié le pays pendant un mois.
— Et son coma ?
— Quoi, son coma ?
— Celui qu’il a subi après sa noyade.
— Mat, personne n’a fait de lien entre ce truc et ses crimes. Il n’y a que toi pour…
— Tu crois que tu pourrais récupérer son dossier médical ?
— En estonien ? Bonne chance, camarade !
— Tu peux le récupérer ou non ?
— Je vais voir. Avec un peu de bol, il sera rédigé en russe !
Je ne pris pas la peine de rire :
— Tiens-moi au courant.
— Où ?
— Mon portable. Je capte.
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