Soudain, la lumière jaillit.
— Le blanc, le rouge et le vert. Les couleurs du prince Jabelowski, le fondateur du monastère.
Je me retournai. Zamorski se tenait sur le seuil de la salle, la main encore posée sur le commutateur. Je feignis la décontraction :
— Où sommes-nous ?
— Dans une bibliothèque.
— Je ne vois pas les livres.
Zamorski avança dans l’allée centrale et souleva le couvercle d’un pupitre. Des reliures de cuir y brillaient comme des lingots d’or griffé. Il saisit un ouvrage. Un cliquetis retentit : l’exemplaire était enchaîné. Une tige de fer noir courait le long du bois, où les anneaux s’enfilaient. J’avais entendu parler de ce genre de bibliothèques, datant de la Renaissance. Des lieux où les livres étaient prisonniers.
— La salle date du XV esiècle, confirma le nonce. Elle est restée en l’état, malgré les guerres, les invasions, le nazisme, le communisme. Un lieu symbolique, qui nous intéresse au plus haut point.
— Vous voulez en faire un musée ? demandai-je sur un ton ironique.
Il lâcha le lourd in-folio, produisant un bruit lugubre.
— Ce lieu est emblématique de notre lutte, Mathieu. Dans les années 1450, après la guerre hussite qui avait détruit de nombreux sites religieux, le prince Jabelowski a fait construire ce cloître. Il avait un projet. Fonder une congrégation nouvelle, après avoir subi une expérience mentale, disons, particulière…
— Vous voulez dire…
— Un Sans-Lumière, oui. Après une chute de cheval, Jabelowski était tombé dans le coma. Quand il s’est réveillé, il a prétendu avoir vu le diable. Il devait être convaincant : de nombreux moines l’ont suivi et ont retourné leur robe. Leur monastère avait pour vocation de recueillir la parole du Malin. En ce sens, on peut considérer Jabelowski comme le fondateur de la secte des Asservis.
Tout était dans tout : un Sans-Lumière avait initié l’ordre des Asservis. Aujourd’hui, ces derniers pourchassaient les Sans-Lumière… Zamorski se tenait à plusieurs mètres de moi. Le froid de la nef se dressait entre nous.
— Si ce monastère est maudit, pourquoi vous y êtes-vous installés ?
— Le goût du paradoxe, sans doute.
— Arrêtez de jouer avec moi. Aux yeux des Asservis, Scholastyka doit avoir une importance unique, non ?
— C’est leur basilique Saint-Pierre, tu veux dire ! Jabelowski est soi-disant enterré sous les structures du bâtiment.
— Ils ne cherchent pas à l’acquérir ? À le visiter ?
Zamorski se fendit d’un sourire éloquent. Je compris enfin :
— Vous avez transformé ce lieu en bunker parce que vous attendez leur visite.
— On peut supposer qu’ils tentent un jour de pénétrer ici, oui.
— Vous espérez cette tentative. Ce monastère est un piège. Un piège dans lequel vous avez placé un appât : Manon.
Le Polonais éclata de rire :
— Tu te crois où ? À Fort Alamo ?
Il avait beau feindre l’amusement, je savais que j’avais vu juste. Les prêtres souhaitaient attirer les satanistes dans ce bastion. Une bataille du Moyen Âge se préparait. Je fis quelques pas dans sa direction. Nous étions maintenant face à face.
— Les Asservis ont bien d’autres activités, souffla-t-il. Nous cherchons surtout à entraver leur course.
— Quelle course ?
— La course au mal. Aveugle, effrénée.
Il souleva un nouveau pupitre — il n’abritait plus des incunables enchaînés mais des classeurs à spirale métallique. Il ouvrit l’un d’eux sur une photographie plastifiée :
— Tu connais la citation : « Il n’y a pas d’idées, il n’y a que des actions. »
Il me tendit le classeur. Le visage d’un cadavre, bouche ouverte, un crochet vissé dans la langue. Je songeai aux Apocalypses, écrits apocryphes décrivant l’enfer : « Certains de ceux qui étaient là étaient suspendus par la langue. »
Le Polonais tourna la page, faisant claquer la feuille. Un tronc humain, dont les quatre membres étaient dispersés sur une décharge publique. Nouveau claquement. Un corps d’enfant, minuscule, desséché comme une momie, tailladé, prisonnier d’un carcan. Puis un cheval aux yeux arrachés et aux parties génitales tranchées. La bête paraissait flotter sur une immense flaque noire.
Je relevai les yeux, à peine secoué. J’étais anesthésié contre l’horreur :
— Ce genre de faits relève plutôt de la police, non ?
— Bien sûr. Nous ne sommes que des sentinelles. Des observateurs. Nous guettons ces crimes. Nous en notons les lieux, leurs convergences sur la carte de l’Europe. D’après ce que nous savons, les Asservis se cantonnent aux frontières du Vieux Continent. Nous n’avons rien observé aux Etats-Unis, par exemple.
— Que faites-vous, concrètement ?
— Nous surveillons. Nous repérons les foyers. Dans le meilleur des cas, nous anticipons et avertissons les autorités. Mais alors, on ne nous prête qu’une oreille distraite. Les polices se moquent de guérir. Encore plus de prévenir.
— Comment pouvez-vous les repérer avant qu’ils n’agissent ?
— Les Asservis ont un talon d’Achille. Une faiblesse qui nous permet de les localiser. Ils se droguent.
— Quel genre de drogues ?
— Une substance spécifique. Les Asservis ne se contentent pas de traquer la parole du diable. Ils tentent eux-mêmes le voyage.
— Je ne comprends pas.
— Le voyage dans l’au-delà. La mort temporaire. Ils se plongent volontairement dans le coma, pour tenter d’approcher le démon.
— Il existe des drogues capables de provoquer de tels états ?
— Une seule : l’iboga. Une plante africaine, très puissante, et très dangereuse, qu’on utilise pour certaines cérémonies. Son nom exact est la « Tabernanthe iboga ». Elle contient de l’ibogaïne, un stimulant psychédélique qui permet de recréer l’expérience de mort imminente. On l’appelle aussi la « cocaïne africaine ».
— Je peux imaginer une drogue provoquant une NDE, mais comment être sûr que cette expérience soit négative ?
Zamorski sourit :
— J’aime discuter avec toi, Mathieu. Ta vivacité nous fait gagner du temps. Tu as raison. Il existe une drogue plus spécifique encore, qui garantit un résultat négatif. « L’iboga noir », la bien nommée. Une variété très rare de la plante. Pas un produit qu’on trouve facilement, crois-moi. Les Asservis sont toujours à la recherche de cette substance. Nous-mêmes sommes sur le marché. Nous guettons les trafiquants et, à travers eux, nos satanistes.
Une étincelle, au fond de mon cerveau. Comme une allumette qu’on craque. Cette piste africaine, inattendue, entrait en résonance avec d’autres éléments de mon enquête… Précisément, avec un dossier que j’avais abandonné depuis longtemps. Massine Larfaoui. Dealer de drogue. Lié au milieu africain. Abattu par un tueur professionnel une nuit de septembre 2002.
Se pouvait-il que ce premier dossier appartienne aussi à l’affaire ? Mais je devais d’abord comprendre le principe du voyage.
— Ce « trip », demandai-je, est réellement équivalent à l’expérience des Sans-Lumière ?
— Non, bien sûr. Rien ne peut remplacer la mort. La porte du néant. Mais les Asservis tentent tout de même de s’en approcher, au risque de perdre la raison ou même la vie. L’iboga noir est un produit excessivement dangereux.
— Comment la drogue fonctionne-t-elle ? Je veux dire : sur le cerveau ?
— Je ne suis pas un spécialiste. L’ibogaïne est un alcaloïde qui bloque certains récepteurs des neurones. En ce sens, il provoque des sensations proches de celles vécues en situation d’asphyxie. Mais encore une fois, cette transe artificielle n’a rien à voir avec une véritable NDE négative. Pour voir le diable, il faut risquer sa peau. Voyager dans la mort.
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