Elle continua, tout en frôlant mes tempes :
— J’aime tous ces déclics, ces ruptures, ces frémissements. On dirait que tu as toujours du mal à trouver ta place dans ce monde. Tu y entres chaque fois par effraction, au dernier moment, trop vite, trop brutalement. Sans jamais être sûr de ton coup… Le prends pas mal, Mathieu, mais il y a aussi un truc féminin en toi. C’est pour ça, je crois, que tu m’as fait autant jouir ce soir. Tu connaissais, d’instinct, mes petits secrets, mes points sensibles… Pour toi, c’était un terrain familier, qui s’est peu à peu révélé, sous tes doigts…
Elle éclata de rire, en me prenant la main et en la lissant :
— Fais pas cette tête ! Ce sont des compliments !
Elle prit un ton de confidence :
— Je sens aussi une distance, un respect, presque une frayeur vis-à-vis de moi, qui me procure un plaisir… irrésistible. Tu es un mâle, Mathieu : aucun doute là-dessus. Mais tu as une complexité qui me colle des frissons, des pieds à la tête. Tu réunis tant de contraires ! Chaud, froid, solide, instable, volontaire, timide, masculin, féminin…
Le froid revenait. J’avais du mal à me convaincre que l’étranger qu’elle décrivait était moi. Elle passa son bras autour de mon cou et m’embrassa :
— Mais surtout, il y a au fond de toi un noyau qui te ronge et qui te donne une réalité, une présence que je n’ai jamais rencontrée chez aucun autre.
— Même pas chez Luc ?
La question m’avait échappé. Elle se redressa :
— Pourquoi tu me parles de Luc ?
— Je ne sais pas. Tu l’as bien connu, non ? Il est venu ici ?
— Il est resté plusieurs jours. Il ne te ressemblait pas. Beaucoup moins solide.
— Moins solide, Luc ?
— Il avait l’air déterminé, comme ça, mais il n’y avait aucun point fort en lui, aucune fondation. Il était en chute libre. Alors que toi, tu es arc-bouté, cramponné à je ne sais quel fil…
— Il s’est passé quelque chose entre vous ?
Nouveau rire :
— Tu as de ces idées ! Il n’y avait pas de place chez lui pour l’amour. Pas cet amour-là en tout cas.
— Ce n’est pas ce que je te demande. Toi, tu as éprouvé quelque chose pour Luc ?
Elle m’ébouriffa les cheveux :
— T’es jaloux ? (Elle nicha sa tête au creux de mon épaule.) Non. Je n’aurais jamais eu cette idée. Luc était sur une autre planète. Il disait qu’il m’aimait mais cela sonnait creux.
— Il disait ça ?
— Il n’arrêtait pas. Des déclarations sauvages. Mais je n’y croyais pas.
Une lumière explosa dans mon esprit. Une possibilité qui ne m’avait jamais effleuré. Un suicide d’amour. Luc s’était épris de Manon. Et c’était la raison de son suicide ! Il s’était foutu en l’air parce qu’une jeune fille insouciante lui avait dit « non ». Luc avait aimé Manon, avec toute sa passion de fanatique, et elle l’avait repoussé d’un rire, le jetant aux enfers.
— Comment peux-tu être si sûre de toi ? dis-je d’un ton sec. Luc t’aimait peut-être à la folie.
— Pourquoi tu en parles au passé ?
Je ne répondis pas. Je venais de commettre une erreur. Celle qu’on attend du suspect, au cœur de la nuit, durant sa garde à vue. Manon me considéra gravement :
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu m’as dit que Luc avait été muté.
— Je t’ai menti.
— Il lui est arrivé quelque chose ?
— Il s’est suicidé. Il y a deux semaines. Il s’en est sorti mais il est dans le coma.
Manon se mit à genoux, face à moi.
— Comment ? Comment il s’est suicidé ?
Je donnai les détails. La noyade, la ceinture de pierres, le sauvetage, l’utilisation de la machine de transfusion. Comme dans sa propre histoire.
Le silence s’imposa. Puis Manon se leva, nue, et contempla la nuit par la fenêtre, le front appuyé contre la vitre. Elle me tournait le dos quand elle murmura, d’une voix consternée :
— Tu es le flic le plus con que j’aie jamais rencontré.
Agostina Gedda m’avait déjà dit cela une fois. J’allais finir par m’en convaincre… Mais quelque chose ne collait pas dans cette réflexion. Je m’attendais à une engueulade — pour ne pas avoir dit la vérité. Pas à ce ton de déception. Je répliquai :
— J’aurais dû t’en parler plus tôt, je sais, mais…
— Luc ne s’est pas suicidé. (Elle se retourna et vint vers moi, le regard furieux.) Putain, comment t’as pas compris ça ?
— Quoi ?
— Il ne s’est pas suicidé. Il a recréé, point par point, ma noyade !
Je ne saisis pas ce qu’elle voulait dire. Toujours debout, elle m’agrippa les cheveux, à deux mains, avec violence :
— Tu piges pas ? Il s’est volontairement plongé dans le coma pour voir ce que j’ai soi-disant vu, moi, à l’époque ! Il a essayé de provoquer une Expérience de Mort Imminente, en espérant qu’elle serait négative !
Je ne dis rien, attentif au bruit que faisaient les éléments en s’assemblant dans ma tête. En quelques secondes, tout se mit en place. Et je sus que Manon avait raison. Elle hurla, penchée sur moi :
— Et tu prétends le connaître ? Qu’il est ton meilleur ami ? Merde, tu es passé complètement à côté ! Luc est un fanatique. Il était prêt à tout pour obtenir des réponses à ses questions. Il a poursuivi son enquête dans l’au-delà ! Il s’est tué pour voir lui-même le diable !
Chaque mot, un éclat de lave.
Chaque pensée, un pieu dans le cœur.
Je ne pouvais plus parler — et d’ailleurs, il n’y avait rien à dire. Manon, en une fraction de seconde, avait deviné ce que j’avais ignoré depuis deux semaines. « J’ai trouvé la gorge », avait dit Luc à Laure. Cela signifiait qu’il avait trouvé le passage, le moyen d’entrer en contact avec le démon. Provoquer son propre coma pour rejoindre les limbes !
Luc était parti à la rencontre du diable, au fond de l’inconscient humain.
Dehors, la pluie avait repris. J’observais, à travers la lucarne, les filaments de lune qui s’écoulaient, épousant les impuretés du verre, contournant les bulles, glissant comme du sucre filé. Nouvelle cigarette. Je marchais mentalement au bord du vide mais à chaque pensée nouvelle, la terre se consolidait sous mes pas.
Les éléments se mettaient en place.
Luc avait tout organisé, tout combiné pour plonger dans le coma. Il avait reproduit chaque circonstance de la noyade de Manon — non pas pour couler, mais pour survivre. Il s’était lesté en calculant son poids, afin de s’immerger au plus vite et d’être aussitôt enveloppé de froid. Il avait ouvert la porte de l’écluse pour être emporté contre les rochers et y rester coincé. Encore le froid. Mais il avait pris soin de plonger cinq minutes avant l’arrivée du jardinier. Juste le temps nécessaire pour mourir.
Il y avait un autre détail dans son plan. Le médecin de Chartres m’avait précisé que, par chance, le SAMU était dans la région à ce moment. Un appel sans suite avait fait venir les urgentistes. Cet appel venait de Luc lui-même. Pour être emmené au plus vite à l’hôpital. Et pas n’importe lequel : l’Hôtel-Dieu de Chartres, qui abritait une machine « by-pass » capable de réchauffer son sang et lui sauver la vie.
Exactement comme Manon, en 1988.
D’autres détails, encore.
Luc n’avait aucune assurance de subir une Expérience de Mort Imminente. Encore moins négative. Mais en admettant qu’il parvienne à traverser la mort, il voulait la traverser par l’étage inférieur, l’angoisse, les ténèbres. Voilà pourquoi il avait pris soin d’invoquer le diable. Voilà pourquoi Laure avait retrouvé ces objets de culte satanique à Vernay. Luc s’était livré à des incantations juste avant de se noyer, donnant rendez-vous au diable au fond des Limbes !
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