Les paroles de Bucholz, à propos d’Agostina : « la preuve physique de l’existence du diable ». Zamorski confirma :
— Manon est une miraculée du diable. Elle est entrée en contact avec lui durant son coma. Elle a été sauvée par lui et a reçu ses ordres.
— Vous pensez donc qu’elle a tué sa mère ?
— Aucun doute. Sans l’aide de personne.
— Putain, fis-je en riant presque. Vous parliez d’un inspirateur, d’un homme de l’ombre !
— Pour ne pas t’effrayer. Mais il n’y a qu’un inspirateur : le diable lui-même.
J’éprouvai un immense épuisement. Je m’effondrai sur le siège face au bureau, mon arme entre les jambes. Je laissai échapper :
— Je connais le dossier à fond. Manon n’a pas les aptitudes pour commettre un tel crime. Le tueur est un chimiste. Un entomologiste. Un botaniste. Déjà, Agostina n’avait pas le profil — et malgré ses aveux, sa culpabilité ne tient pas. Mais Manon, c’est encore plus absurde !
Le sourire du Polonais revint. Un sourire à bouffer de la merde. Je serrai mon poing sur la crosse du Glock. Ce seul contact me soulageait les nerfs.
Le nonce se leva, contourna son bureau et prit un ton compatissant :
— Tu ne connais pas ton dossier si bien que ça. Biologie, chimie, entomologie, botanique : ce sont précisément les options de Manon, à la faculté de Lausanne. À croire qu’elle a suivi une formation en vue de son meurtre.
Des faits nouveaux, qui pouvaient m’intéresser en tant que flic. Mais la lassitude m’écrasait au point de ramollir mon cerveau. J’écoutais maintenant le prélat à travers une gangue de coton. Il en rajouta sur le mode réconfortant :
— Nous n’avons aucune certitude. Mais nous devons la surveiller.
— Vous croyez donc au diable ? À sa réalité… physique ?
— Bien sûr. C’est l’antiforce, Mathieu. Le versant négatif de l’univers. Tu penses être un catholique moderne mais tu as des préjugés du siècle dernier. Le siècle des sciences ! Tu crois qu’on peut résoudre ces problèmes avec un psychiatre ou une camisole chimique. Tu ne vois que la surface. Souviens-toi de Paul VI : « Le mal n’est plus seulement une déficience, il est le fait d’un être vivant, spirituel, perverti et pervertisseur. » Oui, Mathieu, le diable existe. Il a accordé la vie à Manon. La vie que Dieu lui avait ôtée.
— Mais pourquoi ces recherches physiques ? Ces analyses, ces prélèvements ?
— Si le diable est bien ce que la foi nous enseigne — une infection —, alors Manon porte la trace de la maladie. Elle est tout entière infectée.
— Qu’est-ce que vous cherchez ? ricanai-je encore. Un vaccin ?
Il posa sa main sur mon épaule :
— Ne plaisante pas. Manon, Agostina, Raïmo sont à la convergence de deux mondes : le physique et le spirituel. Un esprit est venu au secours de leur corps. Et leur corps porte maintenant la marque de cet esprit. L’esprit noir de la Bête. Manon abrite une cellule souche du Mal !
Je me levai : j’en avais assez entendu. Je me dirigeai vers la porte :
— Vous vous êtes trompé de siècle, Zamorski. Vous auriez fait un malheur sous l’Inquisition.
Avec une rapidité surprenante, le nonce me contourna et se planta devant moi :
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Nous partons. Manon et moi. Nous rentrons en France. Et n’essayez pas de nous retenir.
— Manon sait quelque chose, dit le Polonais en blêmissant. Elle doit nous le dire !
— Elle ne sait rien. Elle ne se souvient de rien.
— Le message est au fond d’elle-même.
— Quel message ?
— Le Serment des Limbes.
— Vous en êtes donc là ? Vous cherchez la même chose que les Asservis ?
— Le pacte existe. (Sa voix montait.) Nous devons en connaître le contenu. Par tous les moyens !
— C’est pour ça que vous m’avez fait venir ?
Un sourire. Le nonce recouvrait son sang-froid :
— Manon n’a jamais eu confiance en nous. Nous avons pensé qu’un jeune homme venu de France… (Il s’arrêta.) Et nous avons eu raison. Après cette nuit…
Je rougis malgré moi. J’imaginais les prêtres en soutane, se rinçant l’œil face aux écrans de surveillance. Je tournai la poignée :
— Manon me fait confiance, c’est vrai. Mais j’utiliserai cette confiance pour la sortir de vos griffes !
— Si tu franchis ce seuil, je ne pourrai plus rien pour toi.
— Je suis assez grand pour me débrouiller seul.
— Tu ne sais rien. Tu n’imagines pas le danger qui vous attend dehors.
— Nous avons passé la journée et la nuit en ville. Il ne nous est rien arrivé.
Zamorski retourna à son bureau et saisit un journal polonais — l’édition de la veille de la Gazeta Wyborcza. En une, la photo d’un cadavre, dans une mare de sang, sur un trottoir.
— Je ne lis pas le polonais.
— « Nouveau meurtre rituel à Cracovie ». Le cinquième clochard tué en moins d’un mois. Dévoré par des chiens. Un pentagramme était dessiné avec ses viscères, sur le trottoir. Sans compter deux corps d’enfants trisomiques, retrouvés en amont de la Vistule, la semaine dernière. L’autopsie a révélé qu’on les avait forcés à se violer l’un l’autre.
— C’est censé me terrifier ?
— Ils sont là, Mathieu. Ils sont venus chercher Manon. Ce sont peut-être des clochards, dehors. Ou des prêtres priant dans l’église voisine. Ils sont partout. Ils attendent leur heure.
— Je vais tenter ma chance. Notre chance.
— Ils n’ont rien à voir avec les assassins que tu poursuis d’habitude. Ce sont des soldats, tu comprends ? Les héritiers de siècles d’abominations. La version moderne des démons qui accompagnent Satan, sur les façades des cathédrales.
J’ouvris ma paume sur mon automatique :
— Moi aussi, j’ai des arguments modernes.
— Je t’en conjure : ne sors pas d’ici.
— Je rentre à Paris. Avec Manon. Et ne vous avisez pas de nous en empêcher. Je pourrais filer à mon ambassade et parler d’enlèvement, de séquestration, d’abus de pouvoir. Je vais reprendre mon enquête. C’est bien ce que vous vouliez, non ?
— Et elle ?
— Elle vivra chez moi.
Zamorski hocha lentement la tête.
— Tu es dans de beaux draps, Mathieu… Contre le diable, tu avais tout prévu. Sauf l’amour.
J’ouvris la porte en lui lançant un regard dur :
— Je ne vous laisserai pas l’utiliser. Vous en avez fait un sujet de recherche. Un appât pour les Asservis. Peut-être même pour le démon lui-même… Dans votre logique, vous espérez que Satan se réveillera à l’intérieur de son corps. Vous êtes prêt à tout pour provoquer cette venue. J’ai connu des flics dans votre genre. Des flics capables du pire, au nom du meilleur. Des flics qui se croyaient au-dessus des lois. Et d’une certaine manière, au-dessus de Dieu.
— Ne blasphème pas.
— Je vais continuer mon boulot, Zamorski. À ma façon. Sans mensonge ni manipulation.
Le nonce s’écarta, de mauvaise grâce :
— Si je m’en tenais à ces principes, je me contenterais de prier pour toi et Manon. Mais nous allons vous protéger, malgré vous.
— Je n’ai besoin de personne.
— En temps de paix, peut-être. Mais la guerre a commencé.
Midi.
Et le jour ne s’était toujours pas levé.
Une brume épaisse écrasait la ville. Les rues n’existaient plus. Les immeubles ressemblaient à des masses minérales — des montagnes qui auraient dépassé des nuages, comme dans un tableau chinois. Quelques branches basses brillaient d’humidité mais leurs contours se perdaient dans la vapeur nacrée. Tout était désert. Cracovie s’était vidée. Seules quelques voitures glissaient dans le brouillard, phares allumés, puis s’évanouissaient comme des vaisseaux fantômes.
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