Or, son message téléphonique disait : « Ça y est, Louis ! Elles partent ! Le système fonctionne à merveille. Rappelez-moi. Je vous donnerai les numéros des cigognes et leurs localisations. Bon courage. »
Ainsi, les oiseaux me rattrapaient encore. Je sortis de la cabine. Des familles déambulaient dans la gare, les joues en flamme, avec de gros sacs de voyage qui leur cognaient les jambes. Des touristes s’acheminaient, l’air curieux et placide. Je scrutai ma montre et retournai vers la station de taxis. Cette fois, je pris la direction de l’aéroport.
Sofia, le temps de la guerre.
Après avoir attrapé un vol Lausanne-Vienne, puis loué une voiture à l’aéroport, je pénétrai en fin de journée dans Bratislava.
Max Bôhm m’avait prévenu que cette ville serait ma première étape. Les cigognes d’Allemagne et de Pologne passaient chaque année dans cette région. De là, je pourrais rayonner à ma guise, les surprendre et les surveiller, selon les informations de Wagner. De plus, je disposais du nom et de l’adresse d’un ornithologue slovaque, Joro Grybinski, qui parlait français. J’avançais donc en terrain de connaissance.
Bratislava était une grande cité grise et neutre, striée de longues avenues et de blocs d’immeubles à angles droits, où circulaient des petites voitures rouges ou bleu pastel, qui semblaient vouloir asphyxier la ville à coups de gros nuages noirâtres. Cette atmosphère étouffante était renforcée par une chaleur intense. Pourtant, je goûtais chaque image, chaque détail de ce nouveau contexte. La mort de Bôhm, les angoisses de la matinée me paraissaient déjà à des années-lumière.
Dans ses notes, Max Bôhm expliquait que Joro Grybinski était chauffeur de taxi à la gare centrale de Bratislava. Je trouvai la station sans difficulté. Les chauffeurs de Skoda et de Trabant me signalèrent que Joro finissait sa journée à dix-neuf heures. Ils me conseillèrent de l’attendre dans un petit café, en face de la gare. Je rejoignis la terrasse où se bousculaient des touristes allemands et de jolies secrétaires. Je pris un thé, demandai au serveur de me prévenir lorsque Joro apparaîtrait, puis continuai à scruter tout ce qui était dans ma ligne de mire. Je savourais la distance qui me séparait soudain de ma vie ancienne. À Paris, j’habitais un vaste appartement, situé au quatrième étage d’un immeuble bourgeois, boulevard Raspail. Sur les six pièces disponibles, je n’en utilisais que trois : salon, chambre, bureau. Mais j’aimais évoluer dans ce vaste lieu, empli de vide et de silence. Cet appartement était un cadeau de mes parents adoptifs. Encore une de leurs générosités qui me facilitaient l’existence, sans susciter en moi la moindre gratitude. Je détestais les deux vieillards.
A mes yeux, ils n’étaient que des bourgeois anonymes, qui avaient veillé sur moi, mais à distance. En vingt-cinq années, ils ne m’avaient écrit que quelques lettres et ne m’avaient rencontré, en tout et pour tout, que quatre ou cinq fois. Tout se passait comme s’ils avaient effectué une obscure promesse à mes parents disparus et qu’ils s’en acquittaient avec circonspection, à coups de dons et de chèques. Il y avait longtemps que je n’espérais plus le moindre geste de tendresse de leur part. J’avais tiré un trait sur ces deux personnages, tout en profitant de leur argent avec une secrète amertume.
J’avais rencontré pour la dernière fois les Braesler en 1982 — lorsqu’ils m’avaient donné les clés de l’appartement. Le vieux couple offrait une image peu reluisante. Nelly avait cinquante ans. Petite et sèche comme une gorgée de sel, elle portait des perruques bleutées et ne cessait de lancer des petits rires qui ressemblaient à des passereaux en cage. Elle était ivre du matin au soir. Quant à Georges, il n’était guère plus brillant. Cet ancien ambassadeur de France, ami d’André Gide et de Valery Larbaud, semblait préférer aujourd’hui la compagnie de ses grues cendrées à celle de ses contemporains. D’ailleurs, il ne s’exprimait plus que par monosyllabes et hochements de tête.
Je menais moi-même une existence parfaitement solitaire. Pas de femme, peu d’amis, aucune sortie. J’avais connu tout cela et en bloc, lorsque j’avais vingt ans. Je considérais avoir fait le tour du sujet. À l’âge où, d’ordinaire, on brûle ses années dans les soirées et les excès, je m’étais plongé dans la solitude, l’ascétisme, les études. Pendant près d’une décennie, j’avais arpenté les bibliothèques, noté, écrit, mûri plus de mille pages de réflexions. Je m’étais livré à la grandeur, tout abstraite, du monde de la pensée et à la solitude, concrète, de mon quotidien, face au scintillement de mon ordinateur.
Ma seule fantaisie était mon dandysme. Physiquement, j’ai toujours éprouvé des difficultés à me décrire. Mon visage est un mélange. D’un côté, une certaine finesse : des traits ciselés par des rides précoces, des pommettes aiguës, un haut front. De l’autre, des paupières basses, un menton lourd, un nez de rocaille. Mon corps présente la même ambivalence. En dépit de ma grande taille et d’une certaine élégance, mon corps est trapu et musculeux. C’est pourquoi j’apportais un soin particulier à mon habillement. J’étais toujours vêtu de vestes aux coupes recherchées, de pantalons aux plis impeccables. En même temps, je goûtais certaines audaces dans les couleurs, les motifs, le moindre détail. J’étais de ceux qui pensent que porter une chemise rouge ou une veste à cinq boutons constitue un véritable acte existentiel. Comme cela me semblait loin !
Le soleil se couchait sur Bratislava, et je profitais de chaque minute qui passait, percevant des bribes de langage inconnu, respirant la pollution des voitures souffreteuses.
A dix-neuf heures trente, un petit homme se dressa devant moi.
— Louis Antioche ?
Je me levai pour le saluer, carrant aussitôt mes mains dans les poches. Joro ne me tendit pas la sienne.
— Joro Grybinski, je suppose ?
Il acquiesça d’un signe de tête, l’air mauvais. Il ressemblait à une tempête. Des boucles grises fouettaient son front. Ses yeux étincelaient au creux de ses orbites. Sa bouche était amère, orgueilleuse. Joro devait avoir la cinquantaine. Il était habillé de frusques minables, mais rien n’aurait pu altérer la noblesse de ses traits, de ses gestes.
Je lui expliquai la raison de mon passage à Bratislava, lui déclarai mon désir de surprendre les oiseaux migrateurs. Son visage s’éclaira. Il m’expliqua aussitôt qu’il observait les cigognes blanches depuis plus de vingt ans, qu’il connaissait, dans la région, chacun de leurs repères. Ses phrases, dans un français haché, tombaient comme des sentences. Je lui parlai à mon tour du principe de l’expérience satellite et les localisations précises que j’allais obtenir. Après m’avoir écouté attentivement, un sourire joua sur ses lèvres.
« Pas besoin de satellite pour trouver les cigognes. Venez. »
Nous prîmes sa voiture — une Skoda, astiquée de près. À la sortie de Bratislava, nous croisâmes des complexes industriels, où se dressaient des cheminées de briques, de celles qui illustrent les icônes socialistes. Des odeurs violentes nous poursuivaient dans la chaleur : acides, nauséabondes, inquiétantes. Puis ce furent d’immenses carrières, habitées par des monstres métalliques. Enfin, la campagne apparut, déserte et nue. Des effluves d’engrais prirent le relais des odeurs industrielles. Ces paysages semblaient voués à une production outrancière — de quoi épuiser le cœur de la terre.
Nous filâmes à travers les champs de blé, de colza, de maïs. Au loin, de, lourds tracteurs déployaient des nuages d’épis et de poussière. Le soleil se faisait plus doux, l’atmosphère plus profonde. Tout en conduisant, Joro scrutait l’horizon, voyant ce que je ne voyais pas, s’arrêtant là où rien ne paraissait différent.
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