— Mon métier est violent. J’ai choisi ce boulot pour lutter contre cette violence. Pas parce que j’aime ça. Je n’ai jamais levé la main sur quiconque en dehors de mon travail.
L’expert prit encore des notes. Il donnait l’impression de remplir un quizz. Olivier vit jaillir des ordonnances. Jusqu’où avait fouillé cette bleusaille ? Qui lui avait fourni ces documents confidentiels ? Soudain, il comprit et son ventre se déchira : Naoko . Ces papiers provenaient directement de ses archives personnelles. Il ne pouvait croire qu’elle ait livré de telles munitions à son avocat.
— Je vois que vous avez suivi un traitement d’antidépresseurs.
— Et alors ?
— Que vous est-il arrivé ?
— Un passage à vide, fit Passan d’une voix rauque.
— Cette période… était-elle liée aux actes de violence que vous aviez dû commettre ?
— Non. Regardez les dates. Ça n’a rien à voir. C’était en 98.
— L’inconscient ne connaît pas les dates. Vous…
Passan leva la main :
— Gardez votre bullshit de psy !
Duclos se recula et mais soutint son regard.
— Pourquoi ce traitement ?
— Je sais pas…, grogna Olivier. Je tenais plus le coup.
— Dans votre boulot ?
— Dans mon boulot… Et aussi dans ma vie. Je ne me sentais plus capable d’assumer tout ça. Une baisse de régime. Ça arrive à tout le monde.
La défense sonnait pauvre.
— Vous avez suivi une psychanalyse pendant huit ans.
— Exact.
— Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?
— J’ai arrêté depuis cinq ans. Tout va bien.
L’autre se tut mais son silence signifiait : « Chacun ses illusions. » Les psys, au contraire des médecins généralistes, s’évertuent à vous convaincre que vous n’êtes pas guéri — que vous ne le serez jamais. Ce qui pose la question métaphysique de leur utilité.
Mais pour l’instant, la seule interrogation d’Olivier était : pourquoi Naoko lui faisait-elle ce coup en vache ? Pour obtenir la garde exclusive des enfants ? S’approprier la maison ? L’hypothèse la plus probable était la pire : elle avait, réellement, peur de lui. Peur de sa violence. De sa psyché torturée. De ses réactions imprévisibles. Elle voulait être sûre qu’il était capable de s’occuper des garçons.
Cette idée lui serra la gorge. Il était un simple tueur, perdu pour la cause, qui n’avait rien à faire dans le monde des gens sains et normaux.
— Enchaînez, docteur.
Une autre chemise. Tout cela était savamment orchestré, en mode crescendo. Avec stupeur, Passan reconnut le dossier de Patrick Guillard. Pas son dossier d’accusé, son dossier de plaignant .
— Un suspect a porté plainte deux fois contre vous.
— Ce n’est pas un suspect, c’est un coupable.
— Il est en liberté.
— Plus pour longtemps.
Duclos parcourait les feuilles agrafées : les rendus du jugement, l’ordre d’injonction, les PV de plaintes… L’avocat de Naoko avait décidément ses entrées. Passan en tira un sombre espoir : ce n’était peut-être pas elle qui lui avait fourni tous ces documents.
— Il vous accuse de le harceler. Et même d’avoir tenté de le tuer.
— Il ment. L’enquête suit son cours.
— Sans vous. Vous avez été dessaisi.
— Vous avez les réponses, fit-il en s’agitant sur son siège. Pourquoi me poser les questions ?
— Vous avez reçu des menaces, récemment ? Des agressions dans votre foyer ?
Passan ne parvint pas à dissimuler sa surprise. De nouveau, le soupçon sur Naoko. Elle s’était livrée à son avocat.
— Quel rapport avec mon divorce ?
— Vous pensez à une vengeance ? Quelqu’un qui vous en voudrait ?
Le flic se pencha à nouveau. Le calibre .45 trônait toujours entre les deux hommes. Le canon pointé vers le psy.
— Où voulez-vous en venir ?
— La vengeance de quelqu’un que vous auriez brutalisé ? Arrêté par erreur ?
Le débit du médecin s’accélérait. Il avait peur mais ne cédait pas. Il en avait vu d’autres. Alors que Passan, acculé dans les cordes, se préparait à une autre attaque frontale, il subit un coup totalement inattendu :
— Ces menaces pourraient vous rapprocher de votre femme.
— Pardon ?
Le psychiatre ôta ses lunettes et essuya ses paupières. Il était en sueur. Le flic aussi était en nage. La climatisation était sans effet sur ces deux combattants.
— Vous ne tenez pas vraiment à divorcer. Ces menaces pourraient donner un sens nouveau à votre rôle… dans votre couple. Un rôle de protecteur.
Passan se cramponna à la table. Il sentait sa chaise s’enfoncer dans le sol.
— Vous m’accusez d’avoir organisé ce bordel ?
— L’idée n’est pas de moi.
— Qui t’a dit ça ?
L’autre se tassa sur son siège, livide. Passan bondit sur la table de réunion et se jeta sur lui. Ils roulèrent à terre. Le flic avait saisi son calibre au passage.
Il plaça le canon sous la gorge du toubib :
— Qui t’a dit ça, enculé ? QUI ?
— L’avocat de votre femme… C’est elle qui…
Passan fit monter une balle dans la chambre du Beretta :
— ENFOIRÉ !
Il ne put achever son geste. Alertés par le bruit, Fifi et d’autres hommes se précipitaient pour le désarmer.
Jean-Pierre Levy était inanimé, tête pantelante. L’éclat de la lumière électrique ne le fit même pas sursauter. Ce n’était pas l’effet de la perfusion. Plutôt une conséquence de l’obscurité, de la chaleur — la ventilation soufflait toujours ses tourbillons brûlants.
Il s’approcha. Levy ruisselait de sueur. Tout son corps brillait comme une armure. Le Phénix sourit et vérifia le pousse-seringue. Près d’un litre et demi du liquide avait déjà été injecté — et le Juif en avait exsudé plus de la moitié. Il était à point.
En quelques gestes rapides, il se déshabilla puis revêtit sa robe. Légèreté de l’étoffe, sensation bienfaisante. Il n’avait pas besoin de miroir. Il savait qu’avec son crâne chauve et ce drapé orange, il ressemblait à un moine bouddhiste.
Il secoua Levy, qui finit par reprendre ses esprits. Il s’ébroua, cherchant à comprendre pourquoi il se réveillait ligoté à un siège en fer, au fond d’une cellule de béton. Puis il considéra l’homme qui se tenait immobile face à lui et éclata de rire.
— Ne ris pas, conseilla le Phénix. Dans l’Antiquité, les prêtres en charge des arts divinatoires s’habillaient en femmes. Ils étaient des médiateurs. Entre les dieux et les hommes, entre les hommes et les femmes. Ils symbolisaient l’origine du monde, l’union du Ciel, principe masculin, et la Terre, principe féminin.
— Pauvre taré… Tu as les gants ?
Le Phénix pouvait sentir l’odeur de transpiration du flic, aigre, soufrée, charriée par la ventilation.
— D’ordinaire, cria-t-il pour couvrir son bourdonnement, les flics s’aventurent dans la jungle des criminels avec prudence. Ils ne s’écartent jamais de la lumière, du sentier. Tu as franchi la ligne, Levy. Avec ton misérable chantage, tu t’es risqué sur mon territoire. Là où tes lois n’ont plus cours…
Le Juif s’agita sur sa chaise soudée au sol et hurla :
— Je comprends rien à ce que tu racontes, espèce de cinglé. T’as les gants ou non ?
Il fit un pas vers le prisonnier. La ventilation faisait jouer les plis de sa robe :
— L’Antiquité présente une contradiction. Les Grecs vénéraient des dieux doubles, à la fois masculins et féminins, capables de se reproduire seuls.
Levy changea d’expression. Son effroi palpitait sous le masque de sueur.
Читать дальше