Jean-Christophe Grangé - Kaïken

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Quand le Soleil Levant devient un Soleil noir,
Quand le passé devient aussi tranchant qu’une lame nue,
Quand le Japon n’est plus un souvenir mais un cauchemar,
Alors, l’heure du kaïken a sonné.

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Sa colère se réveilla instantanément. Elle partit au pas de charge en direction de la porte d’entrée, attrapa son trousseau de clés et bondit dehors. Elle traversa la pelouse, sentant ses talons marteler la terre. Ses pensées suivaient la même cadence. Elle haïssait cet homme. Son obstination, son caractère buté, ses manières de flic. Il n’avait rien compris. Il ne comprendrait jamais rien…

D’un geste rageur, elle appuya sur la télécommande. Le portail s’ouvrit. Elle franchit le seuil, ignorant l’asphalte humide sous ses pieds nus.

— Qu’est-ce que tu fous là ? hurla-t-elle.

Passan descendit sa vitre :

— Je suis venu voir si tout allait bien.

Elle aperçut, sur le siège passager, la bouteille thermos de thé vert et un roman de Tanizaki. Une mélodie de flûte shakuhachi jouait en sourdine. Le kit du parfait petit Japonais ringard. Elle l’aurait tué.

— Tu n’as donc pas compris ce matin ? C’est ma semaine, tu piges ? Tu n’as pas le droit de rôder ici ! Je vais en parler à mon avocat.

Passan haussa les sourcils :

— Ton avocat ? On a dit qu’on prenait le même !

Elle croisa les bras :

— J’ai changé d’avis.

— Il n’y a plus de conciliation ?

— Tire-toi ou j’appelle les flics.

— Elle est bonne.

Passan ouvrit sa portière mais Naoko la referma aussi sec d’un coup de talon.

— On ne vit plus ensemble ! hurla-t-elle. Tu vas te foutre ça dans le crâne ? JE N’AI PLUS BESOIN DE TOI !

D’un signe de tête, Olivier désigna la villa :

— J’ai vu que t’avais allumé le sous-sol. Un problème ?

Sa voix de petit chef. Son calme de garde du corps. Naoko balança un nouveau coup de pied dans la portière.

— Casse-toi de chez moi !

Il leva une main en signe d’apaisement et tourna la clé de contact :

— OK… Ne t’énerve pas.

Naoko ne se contenait plus. Elle martela de ses poings le toit de la voiture.

— CASSE-TOI ! CASSE-TOI !

Passan démarra, faisant siffler ses roues sur le bitume trempé. Naoko eut juste le temps de s’écarter.

Elle se sentit brusquement asphyxiée, à court de souffle. Elle porta la main à sa gorge lorsque soudain, sans avoir rien vu venir, elle se mit à vomir à toute force. Le jet acide lui brûla l’œsophage, enflamma son visage. Elle tomba à genoux, les yeux brouillés de larmes.

Au bout de plusieurs secondes, l’onde de choc passa. Elle se sentit soulagée. Elle avait craché le caillot de colère qui lui pesait depuis le matin.

Chancelante, elle traversa la pelouse. Diego l’attendait. Son poil gris paraissait argenté à la lumière des lampes de la rue. Naoko se dit qu’il était passé par la trappe de la cuisine puis aperçut la porte entrouverte — dans son élan, elle n’avait rien fermé. Elle caressa l’animal qui lui faisait fête comme s’ils se retrouvaient après une longue absence.

— C’est bon, Diego… C’est bon, là, calme-toi…, murmura-t-elle.

Elle se sentait fébrile mais aussi dénouée, vidée. Elle allait enfin pouvoir dormir en paix. Dans la cuisine, elle se rinça la bouche au robinet, sans allumer. Elle se souvint de sa première idée : un verre de jus de fruit.

Elle ouvrit la porte du réfrigérateur et fit un bond en arrière en hurlant.

Face à elle, un fœtus d’au moins six mois ricanait de sa bouche morte.

26

Passan avait exigé que tout le monde se déchausse : flics, techniciens scientifiques, légiste… Pas question qu’on vienne piétiner le sol de sa maison avec des pompes dégueulasses, même à travers des surchaussures. Il avait sonné la cavalerie : le commissariat de Suresnes, les hommes de son groupe, Rudel, de l’institut médico-légal de Garches, Zacchary et son équipe… Il n’y avait plus de raisons d’épargner Naoko. C’était elle, désormais, qui était en première ligne.

Pour l’instant, il faisait les cent pas sur sa pelouse, observant sa future ex-épouse à distance. En vérité, il redoutait une nouvelle engueulade, comme si tout ce qui arrivait cette nuit était de sa faute — ce qui, en un sens, était la vérité.

Dans les lumières tournoyantes, elle ne lui avait jamais paru aussi belle. Elle se tenait bien droite, pieds nus, les deux bras enserrant ses épaules tremblantes, au milieu des bleus qui allaient et venaient, marquant le périmètre de sécurité. Derrière elle, la façade de crépi blanc, frappée par les rayons des gyrophares, évoquait un gigantesque écran de cinéma.

— C’est pas un fœtus.

Stéphane Rudel retirait sa combinaison, debout sur le gazon. Sous sa gangue de papier, il portait un polo Lacoste, un jean et des chaussures bateau aux semelles blanches. Il semblait prêt à remonter sur son voilier ou à aller boire un verre chez Sénéquier, à Saint-Tropez.

— Quoi ? fit Passan. Qu’est-ce que tu dis ?

— C’est un cadavre de singe, continua-t-il en fourrant la combinaison dans son cartable. De la famille des capucins. Ou des ouistitis. Un truc de ce genre.

Passan se frotta le front. Il entendait le claquement des flashs à l’intérieur de la maison. La cuisine grouillait de techniciens de l’IJ. Sa propre cuisine .

— J’ai déjà vu des singes dans ma vie.

— Celui-là est écorché.

Il observa le visage de Rudel comme s’il s’agissait d’un palimpseste rare, sur lequel il pouvait lire une vérité insoupçonnable.

— Tu me fais une autopsie ?

— Les singes, c’est pas mon rayon.

— Appelle un véto. Démerde-toi.

— Envoie-le à l’IML, grommela le toubib. Je vais voir ce que je peux faire.

Il repartit dans la nuit, cartable à la main, sans un mot d’adieu. Naoko avait disparu elle aussi. Sans doute allée voir les enfants. Passan fit encore quelques pas et essaya de se concentrer : un singe. En un sens, c’était une sacrée piste. Ils allaient pouvoir remonter ce type de filières, ils…

Levant les yeux, il aperçut, de l’autre côté de la rue, les voisins à leurs fenêtres. Putain de merde . Tout ce qu’il avait voulu éviter survenait à la puissance dix. La menace claire et ciblée. La situation d’urgence. Toutes les raisons de paniquer. Il ne s’agissait plus des caprices d’un flic parano mais de la procédure normale « afférant à assurer la sécurité d’un plaignant ». Le seul point positif était qu’il n’aurait plus de problèmes pour obtenir une surveillance permanente de sa maison.

Il notait un autre fait : vrai fœtus ou singe écorché, l’allusion à la natalité était évidente. La signature aussi : l’Accoucheur.

En rentrant, il tomba sur Zacchary qui se rechaussait sous la galerie ouverte. Toujours en combinaison blanche, toujours coiffée de sa capuche froncée.

— T’as quelque chose ?

— Trop tôt pour le dire. Mais a priori, rien de significatif. Pas d’effraction, pas d’empreintes, que dalle. Mes gars continuent.

Il ne s’attendait pas à un miracle. Un type capable de s’introduire chez un condé, alors même que ce dernier est en faction devant le portail, n’est pas précisément un amateur.

Il prit son ton « plus flic, tu meurs » :

— Tu me passes la cuisine au peigne fin. Ainsi que toutes les autres pièces.

La coordinatrice haussa les épaules.

— QUOI ? hurla Passan.

— Rien. On peut toujours rêver.

Sur ces mots, elle se dirigea vers le portail, ses valises chromées à la main. Passan se retourna : Naoko se tenait de nouveau sur le seuil. Elle avait retrouvé son air résolu.

Quand il était môme, il lisait en boucle un recueil de nouvelles : 15 histoires fantastiques . Parmi elles, il y avait « La Vénus d’Ille » de Prosper Mérimée. L’histoire d’une statue antique exhumée de terre, corps noir, yeux blancs, qui semait la terreur autour d’elle. Ce souvenir avait toujours nourri sa conviction : la femme est une force volcanique, incorruptible, dotée de grands yeux blancs qui vous regardent avec dureté. D’une certaine façon, il avait trouvé le négatif de la Vénus : une sculpture blanche avec des yeux noirs.

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