Jean-Christophe Grangé - Kaïken

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Quand le Soleil Levant devient un Soleil noir,
Quand le passé devient aussi tranchant qu’une lame nue,
Quand le Japon n’est plus un souvenir mais un cauchemar,
Alors, l’heure du kaïken a sonné.

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Passan tenta de tourner la tête et s’adressa aux cerbères qui l’immobilisaient :

— Lâchez-moi. C’est bon, là.

— T’es sûr ?

— Sûr, souffla-t-il. Laissez-moi me relever.

Les keufs s’écartèrent. Passan était trempé de la tête aux pieds. Il considéra les deux anges gardiens, Albuy et Malençon. Le premier se la jouait gigolo, moulé dans un costard de chez Arnys, planqué malgré la pluie derrière des Ray-Ban Wayfarer. Le second avait un look de surfer — short baggie, débardeur à l’effigie des Red Hot Chili Peppers et Vans épuisées. Les deux lascars portaient leur calibre bien en évidence : Glock 17 9 mm Para pour l’un, Sig P226 Blackwater pour l’autre.

— T’es défoncé ou quoi ? demanda Albuy. T’as pas assez d’emmerdes ?

Passan baissa les yeux et vit que son Beretta était déjà glissé dans la ceinture de l’OPJ. Sa hache avait volé deux mètres plus loin. Une nouvelle intuition le traversa. Son regard se porta vers la vitre perlée de pluie : une ombre venait de se matérialiser. L’animal était là, protégé par le verre renforcé. Il se tenait immobile, sa carrure de culturiste sanglée dans un costume d’étoffe noire.

Passan bondit sur sa hache et l’abattit de toutes ses forces contre la vitre. Le tranchant rebondit avec une telle violence que le manche lui échappa. Les deux flics étaient de nouveau sur lui.

— Si t’approches encore une fois ma famille, beugla Olivier, je te tue de mes propres mains ! Je t’arracherais les couilles si t’en avais !

— Putain, Passan, calme-toi !

L’un des flics avait saisi le col de sa veste et semblait vouloir lui enfoncer la tête à l’intérieur.

— J’te jure qu’on va t’embarquer.

Il sentit un goût de fer sur ses lèvres. Dans la bousculade, il s’était pris un coup : sa lèvre était ouverte. Il cracha un glaviot rougeâtre et hurla :

— Ce bâtard est venu chez moi cette nuit…

— Cette nuit ? Impossible. On le surveillait.

Olivier regarda le flic endimanché. La pluie ruisselait sur son visage et y collait ses cheveux. Son costard de prince claquait comme une voile déchirée dans les bourrasques du vent.

— Un mec comme lui a pu vous filer entre les pattes.

— Tu nous prends pour qui ? Des baltringues ? J’te jure que sur ce coup, Guillard a le cul propre.

Passan se retourna vers la façade : l’adversaire avait disparu. Les flics relâchèrent leur emprise. Il les considéra encore : durs, coriaces, dignes de confiance.

— Vous le protégez ou vous le surveillez ?

Albuy cracha à son tour :

— On travaille à la sécurité générale.

L’atmosphère se détendit. Passan se massa les tempes.

Et s’il avait tout faux ?

Au loin, une sirène se rapprochait. Un comble : les commerciaux de Feria avaient appelé les flics…

29

Il s’était réfugié dans un angle mort du show-room et n’avait plus bougé, à l’écoute de son cœur qui, lentement, reprenait un rythme régulier. Maintenant, il observait la scène à travers la baie vitrée : les flics d’Aubervilliers, ses employés expliquant l’agression, Passan et les deux cerbères se justifiant à grand renfort de gestes. Le tableau avait quelque chose de comique, digne des pantomimes des films muets.

Ils s’agitaient pour rien : il ne porterait pas plainte. Le combat ne se déroulait plus sur ce terrain.

Enfin, l’Ennemi reprit sa voiture et démarra en faisant hurler ses pneus.

Il tremblait par convulsions. Il devait admettre la sinistre vérité : de nouveau, voyant le flic s’approcher avec sa hache, il avait cédé à la peur la plus élémentaire.

— Ça va, monsieur ?

Un de ses agents commerciaux se tenait à deux mètres de lui. L’homme était couvert de termites dévorantes, des ailes d’insectes noirs en guise de paupières. Un bourdonnement enserrait son crâne. Il se passa la main sur le visage pour balayer l’hallucination et rajusta son nœud de cravate. Une forme de réponse : le sous-fifre n’insista pas et disparut.

Il traversa le hall d’un pas trop raide. Ses narines se dilataient. En quête d’apaisement, il humait les odeurs d’essence, de caoutchouc, de cuir qui planaient dans la pièce. Ce show-room était son sanctuaire. Ciment verni, tôles lustrées, moteurs surpuissants : l’univers brillant d’un esprit tourné vers le futur. C’était ainsi qu’il s’imaginait : demi-dieu visionnaire, démiurge industriel…

Il rejoignit l’open-space cloisonné en compartiments vitrés. Derrière les parois translucides, ses équipes chuchotaient sur son passage. Le préjudice ne cessait de s’aggraver. Les visites du flic, les filatures, la garde-à-vue, les rumeurs… Depuis deux jours, ces types postés devant la concession. Et maintenant l’agression…

Avant de pénétrer dans son bureau, il adressa un sourire à la cantonade. Personne ne le soupçonnait ici. Pour dire la vérité : personne n’osait le soupçonner . D’ailleurs, ces événements n’avaient eu aucune incidence sur le chiffre d’affaires de ses garages, qui se maintenait à la hauteur du marché.

Il ferma la porte et se rendit compte, avec un temps de retard, qu’il chuchotait lui aussi. Les tremblements ne cessaient pas. Sa chemise trempée formait sur ses pectoraux saillants une seconde peau. Une nouvelle crise se préparait. Il avait l’impression de se morceler. Ce moi qu’il avait mis tant d’années à solidifier menaçait de voler en éclats.

Il souleva un cadre fixé au mur. Coffre-fort. Code. Il plongea ses mains dans la cavité, écarta les enveloppes de cash, les liasses de documents administratifs et trouva la chemise cartonnée.

Il allait s’asseoir quand ses muscles faciaux se crispèrent puis se tordirent en un cri silencieux. Une flambée de sueur perla sur son front. Sentant ses muscles se tétaniser, il paniqua pour de bon. Lâchant son dossier, il réussit à contourner le bureau et à rejoindre la salle de bains attenante. Il trouva dans l’armoire au-dessus du lavabo une capsule d’Androtardyl. Il déchira l’enveloppe d’une seringue, fit monter le produit. 200 milligrammes. Dose absurde : il s’était déjà injecté la même chose l’avant-veille. Ses doigts tremblaient. La jouissance à venir hurlait dans son bas-ventre. Cette faim monstrueuse jamais repue…

Il planta l’aiguille dans le pli du coude et appuya sur le piston. La sensation de brûlure commença, puis le plaisir l’inonda… L’onde circulait dans son corps. Son carburant. Sa sève…

Il ferma les yeux, courbé en deux sous l’effet de la délivrance. Il revoyait des scènes de sa propre malédiction, mais dans une version légère, étrangement insouciante. Ses années d’adolescence à l’hôpital. Prises de sang. Tests d’urine. Injections de testostérone, encore et toujours… Le poisson l’avait rendu à la fois fou et fort, mâle et divin… Les hormones avaient violé son organisme et, peu à peu, avaient remplacé son sang.

Les médecins l’avaient mis en garde : il fallait, absolument, respecter les doses. Dans les salles de musculation, des « collègues » avaient abusé des androgènes. Certains étaient morts. D’autres étaient devenus impuissants.

Qu’en avait-il à foutre, lui ?

Il était né mort et impuissant.

Il se laissa glisser sur le sol, sentant la deuxième vague survenir. Après la chaleur, la force. Il eut soudain envie de soulever de la fonte. Se casser des gueules.

Entre deux spasmes, il ouvrit l’eau froide de la douche et s’accroupit, tout habillé, sous le jet.

Il resta ainsi, tapi au fond de la cabine, attendant que le crépitement glacé mette fin à la fièvre. Les minutes passèrent, battant par à-coups, interminables. Enfin, il se déshabilla, toujours sous la douche. Aujourd’hui encore, quand il ôtait ses vêtements, il éprouvait la sensation d’arracher des pansements. Il se sécha et attrapa dans son armoire un peignoir de coton blanc. Il l’enfila puis revint dans le bureau.

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