Passan attrapa son téléphone portable. Une pression. Un numéro.
— Allô ?
La voix de Fifi, ensommeillée.
— C’est moi. Je sais comment coincer Guillard.
— Hein ?
Il perçut le froissement des draps et accorda quelques secondes à son adjoint pour retrouver ses esprits.
— Quand il s’est tiré, reprit-il, il portait des gants de chirurgien. Quand je l’ai chopé sur la nationale, il n’en avait plus. Il les a balancés dans le terrain vague.
— Et alors ?
La voix du lieutenant s’était éclaircie, traduisant son retour à la lucidité.
— Ces gants, c’est le joint qui nous manque. Côté recto, le sang de la victime. Côté verso, l’empreinte génétique de Guillard. Sa sueur a drainé des particules desquamées de sa peau. Les labos sont capables d’analyser l’ADN à partir de ces fragments. Ces gants, c’est son ticket pour la taule !
Nouveaux frottements de tissu, un briquet qui claquait :
— Okay, fit le punk, en prenant le temps d’inhaler une bouffée de cigarette. Donc ?
— On va fouiller le terrain.
— Quand ?
— Maintenant. Je viens te chercher.
— Debout, les monstres !
Naoko ouvrit à demi les rideaux pour laisser pénétrer la lumière dans la chambre. Elle avait mal dormi, quelques heures seulement. Elle avait émergé à l’aube et écouté la litanie de la pluie. En suspens dans l’obscurité, bercée par cette cadence, elle aurait pu se croire à Tokyo. Son île était sujette aux averses comme une femme est sujette aux larmes.
Patiemment, elle avait attendu l’heure de réveiller les enfants en ruminant ses interrogations : fallait-il vraiment vendre la villa ? Cette idée d’alternance était-elle la bonne ? Elle était décidée à en parler à Passan, aujourd’hui même.
Elle se pencha sur Shinji et le couvrit de petits baisers. Quand elle les voyait dormir ainsi, elle devait se faire violence pour les déranger. Elle ne cessait de lutter contre son inclination naturelle à la tendresse, la douceur. Pour faire bonne mesure, elle redoublait de fermes résolutions, de manifestations d’autorité.
— Allez, debout, mon chéri, murmura-t-elle en japonais.
Elle passa à Hiroki qui se réveillait plus facilement. L’enfant s’ébroua. En réalité, Naoko n’était pas formatée pour exprimer ses sentiments. La violence de son père avait brisé quelque chose en elle qui la rendait maladroite dans ses marques d’affection.
— Allez, Shinji ! fit-elle au plus grand qui n’avait toujours pas bougé.
Elle ouvrit complètement les rideaux et revint vers lui, bien décidée à le tirer du lit. Elle s’arrêta net : une Chupa Chups était posée à côté de son oreiller.
Elle sentit des picotements sur sa peau et secoua le garçon sans ménagement :
— Réveille-toi !
Il finit par ouvrir un œil.
— Qui t’a donné ça ? demanda-t-elle en français, brandissant la sucette.
— Je sais pas…
Mue par une intuition, elle se tourna vers Hiroki. Il était assis sur son lit, une Chupa dans les mains.
Elle la lui arracha d’un geste et hurla :
— Qui vous les a données ? Quand ?
Le silence de son fils, sa perplexité étaient une réponse claire. Hiroki venait lui aussi de découvrir la sucette. Passan . Il s’était glissé dans la maison durant la nuit. Il avait placé ce cadeau dans chaque lit…
Elle bondit sur Shinji qui se levait enfin :
— Papa est venu, c’est ça ?
Et lui saisissant le bras avec violence :
— C’est papa ?
— Tu me fais mal…
— RÉPONDS !
Shinji se frotta les yeux :
— J’en sais rien, moi.
— Habille-toi.
Naoko ouvrit l’armoire pour choisir leurs vêtements.
Se calmer.
Ne pas l’appeler sur-le-champ.
Et surtout ne pas insister auprès des garçons.
Elle revint vers Shinji, toujours engourdi de sommeil, et se força à l’habiller posément. Hiroki était déjà passé dans la salle de bains où il se lavait les dents. Elle boucla la ceinture de son aîné et lui ordonna de filer à la suite de son frère.
En se relevant, elle éprouva une sorte d’abattement sans limite. Elle avait envie de s’écrouler sur le lit et de fondre en larmes. Heureusement, la colère couvait encore et la maintenait debout.
Passan ne perdait rien pour attendre.
Trois heures qu’ils pataugeaient dans la boue. Trois heures qu’ils essuyaient des averses à répétition.
Ils avaient traversé la lumière incertaine de l’aube. Ils avaient vu la clarté laiteuse percer sous le voile gris de la pluie. En un sens, ce temps pourri jouait en leur faveur. Pas un chat au pied des immeubles. Pas une ombre le long des chantiers ni dans le terrain vague. Le Clos-Saint-Lazare refusait de se réveiller.
En revanche, Passan craignait que la pluie ait dégradé les traces sur les gants. Dans le cas, bien sûr, où ils les trouveraient…
Pour l’instant, rien. Olivier et Fifi étaient partis de la porte de l’entrepôt de Guillard, ils avaient traversé le chantier puis rejoint les terres en friche en direction de la nationale. Armés d’ustensiles trouvés sur place, un antivol en U pour Passan, une antenne de radio pour Fifi, ils fourrageaient le sol, balayaient les herbes, écartaient les débris.
Malgré le froid, Passan crevait de chaud sous son ciré. Il ne cessait de lancer des regards derrière lui, vers les remparts ondulés de la cité, craignant d’apercevoir une série de têtes encapuchées. Les bandes rentraient de leurs virées nocturnes avec les premiers RER et c’était souvent à l’aube que les pires bastons éclataient. Il appréhendait aussi de voir débouler une patrouille de la police municipale ou un groupe de la BAC. Il n’était pas le bienvenu ici.
Il regarda sa montre : 8 h 10. Bientôt l’heure d’aller pointer à la DCPJ. Encore un échec. Il n’était même pas sûr de son idée. Guillard était peut-être revenu chercher les gants. Ou le vent les avait poussés n’importe où. Ou des mômes les avaient trouvés et balancés. Le terrain était protégé par des rubans de non-franchissement mais personne ne respectait ici ce genre d’avertissement. Au contraire …
— On s’fait une pause ?
Passan acquiesça. Fifi alluma un joint et lui proposa une taffe, par simple politesse : Olivier ne touchait jamais à la moindre défonce. Puis il s’assit sur un réfrigérateur rouillé et sortit une flasque argentée. Il dévissa le bouchon et la tendit à son supérieur. Nouveau refus. Le punk but une brève gorgée.
— Tu devrais arrêter tout ça, conseilla Passan. Tu deviens vraiment limite.
L’autre éclata d’un rire bref :
— C’est l’ambulance qui se fout du corbillard.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— T’as beau te la jouer straight , tu roules sur les jantes.
— Comprends pas.
— Cette histoire d’Accoucheur, tu contrôles plus rien.
Passan grimpa sur une carcasse de mobylette, sans roue, plantée dans le sol.
— Je veux finir le boulot, c’est tout.
— C’est tout ? Tu te retrouves à lyncher un mec, à bousiller le bureau d’un juge, à chercher des gants en latex au p’tit matin…
— En nitryle.
— En c’que tu veux… Dans un terrain vague de merde, toujours dans la plus parfaite illégalité. Tu devrais donner ta dém : ça serait plus rapide.
Le commandant enfonça sa tête sous sa capuche. La bruine lui collait à la peau.
— Si t’es au chômage, insista Fifi, comment tu paieras ta pension alimentaire ?
— Y aura pas de pension.
— Ben voyons.
— Naoko gagne plus que moi et on aura la garde alternée.
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