— Agir comme vous le jugerez bon, en utilisant toutes les forces nécessaires.
— Toutes les forces nécessaires pour obtenir quoi ?
— Ce que vous jugerez souhaitable.
— C’est-à-dire ?
— Que c’est à vous de décider. Je vous fais confiance, commandant. Je vous accorde toute liberté d’action sur… »
Oh, ça c’était un vrai roublard, non ? Le plus rusé de tous. L’instinct de survie chevillé au corps. Souvorine s’emporta.
« Alors, on est censés en tuer combien, colonel ? Un homme, c’est ça ? Deux ? Trois ? »
Arseniev fut choqué. Il tombait de toute évidence des nues. Si jamais l’enregistrement de leur conversation devait être entendu — ce qui serait le cas dès le lendemain —, son trouble serait évident pour tous. « Personne n’a jamais parlé de tuer qui que ce soit, commandant ! Quelqu’un a-t-il jamais dit une chose pareille ? L’ai-je fait ?
— Non, vous n’avez rien dit », rétorqua Souvorine, trouvant en lui des réserves de sarcasme et d’amertume qu’il ne se connaissait pas. « Donc, de toute évidence, je serai seul responsable de tout ce qui arrivera. Mes supérieurs ne m’auront donné aucune consigne. Et j’imagine qu’il en va de même pour l’exemplaire commandant Kretov ! »
Arseniev commença à dire quelque chose, mais sa voix se perdit dans le rugissement du moteur qu’on emballait à nouveau. Le chasse-neige se trouvait tout près de la fenêtre maintenant. Sa lame montait et retombait comme une guillotine. Souvorine vit Kretov aux commandes, qui se passait un doigt en travers de la gorge. L’avertisseur retentit. Souvorine leur adressa un geste d’impatience et leur tourna le dos.
« Répétez, colonel. »
Mais la ligne avait été coupée, et tous ses efforts pour la récupérer échouèrent.
Et c’est ce son que Souvorine garda ensuite dans les oreilles, alors qu’il se tenait assis, coincé sur le strapontin du chasse-neige qui tressautait à travers bois : le bourdonnement froid et implacable d’un numéro impossible à joindre.
La neige tombait moins dru et il faisait beaucoup plus froid ; la température avait dû chuter à -3 °C ou -4 °C. Kelso remonta sa capuche et marcha aussi vite qu’il put vers l’extrémité de la clairière. Devant lui, sous les arbres, ses boulettes de papier jaune s’épanouissaient tous les cinquante mètres sur la neige, telles des fleurs hivernales.
Il n’avait pas été facile de sortir de la cabane. Lorsqu’il avait annoncé qu’ils avaient besoin de retourner à la voiture (« Juste pour récupérer du matériel, camarade », s’était-il empressé d’ajouter), le Russe l’avait examiné d’un air tellement soupçonneux qu’il avait failli renoncer. Mais il avait réussi à soutenir son regard et, après un dernier coup d’œil inquisiteur, avait eu droit à un petit signe d’assentiment. Mais même après cela, O’Brian avait continué à traîner (« Tu sais, on pourrait prendre encore quelques images… ») jusqu’à ce que Kelso le saisisse sans ménagement par le coude et l’entraîne vers la porte. Le Russe les avait regardés partir, en tirant sur sa pipe.
Kelso entendait O’Brian trébucher derrière lui, le souffle court, mais il ne s’arrêta pour l’attendre que lorsqu’ils furent hors de vue de la cabane.
O’Brian demanda : « Tu as le cahier ? »
Kelso tapota le devant de sa veste. « Là.
— Oh, bien joué », commenta l’Américain. Il exécuta une petite danse victorieuse dans la neige. « Bon Dieu, quel reportage, pas vrai ? C’est le coup du siècle !
— Le coup du siècle », répéta Kelso. Mais il n’avait qu’une envie : s’éloigner. Il reprit sa marche, plus pressé que jamais, les jambes douloureuses à force de s’enfoncer dans la neige.
Ils atteignirent le sentier et découvrirent la Toyota une centaine de mètres plus loin, couverte d’une couche blanche et mouillée de trois bons centimètres, plus épaisse même à l’arrière qui se trouvait face au vent. Ils s’aperçurent en approchant que la neige commençait à se cristalliser en glace. La voiture penchait toujours vers l’avant, les pneus arrière touchant à peine la neige, et il leur fallut un moment pour repérer les dommages. Le Russe avait tiré trois balles. L’une avait pulvérisé le verrou du coffre. Une autre avait ouvert la portière côté conducteur. Une troisième avait traversé le capot du moteur, sans doute pour faire taire l’alarme.
« Quel fils de pute ! se lamenta O’Brian en contemplant les vilains trous. Une bagnole à quarante mille dollars… »
Il se glissa derrière le volant, mit la clé de contact et tourna. Rien. Pas même un déclic.
« Pas étonnant qu’il nous ait laissés revenir ici, commenta tranquillement Kelso. Il savait que nous n’irions nulle part. »
O’Brian avait repris une expression soucieuse. Il parvint à s’extraire de son siège et s’enfonça dans la neige pour gagner péniblement le coffre. Il souleva alors le hayon et laissa échapper un soupir de soulagement, son souffle formant une petite colonne de buée dans l’air glacé.
« Bon, Dieu merci, on dirait qu’il n’a pas abîmé l’Inmarsat. C’est déjà quelque chose. » Il regarda autour de lui en fronçant les sourcils.
« Quoi maintenant ? demanda Kelso.
— Les arbres, marmonna O’Brian.
— Les arbres ?
— Ouais. Le satellite ne se trouve pas exactement au-dessus de nous, tu te rappelles ? Il est au-dessus de l’Equateur. Ici, c’est le Grand Nord, alors il faut qu’on incline l’antenne sur un angle très bas pour envoyer le signal. Et les arbres, eh bien, s’ils sont trop près, eh bien… ils bouchent un peu le passage, quoi. » Il se tourna vers Kelso, et celui-ci se retint pour ne pas lui sauter dessus : pour ne pas effacer définitivement le sourire nerveux et embarrassé de cette grosse figure séduisante et stupide. « On va avoir besoin d’espace, Fluke. Désolé.
— D’espace ? »
Oui, d’espace. Ils allaient devoir retourner à la clairière.
O’Brian insista pour qu’ils prennent avec eux le reste de l’équipement. N’était-ce pas après tout ce que Kelso avait annoncé au Russe qu’ils allaient faire ? Ils ne voulaient surtout pas lui donner des soupçons, si ? Et puis O’Brian n’était certainement pas prêt à abandonner pour cent mille dollars de matériel électronique dans une Toyota bousillée au milieu de nulle part. Il n’était pas question de perdre tout cela de vue.
Ils rebroussèrent donc péniblement chemin, O’Brian devant avec l’Inmarsat, la plus grosse des valises et la batterie de la Toyota enveloppée dans une feuille de plastique noir et coincée sous son bras. Kelso portait, lui, le boîtier de la caméra et la machine de traitement de texte, et faisait de son mieux pour ne pas rester en arrière, mais il avait du mal. Ses bras le tiraient. La neige semblait l’aspirer. Bientôt, O’Brian s’enfonça dans les bois et disparut complètement alors que Kelso dut s’arrêter pour faire passer cette saloperie de traitement de texte d’une main dans l’autre. Il transpirait et jurait. En revenant à travers les arbres, il trébucha sur une racine dissimulée par la neige et tomba à genoux.
Lorsqu’il atteignit la clairière, O’Brian avait déjà branché son antenne satellite sur la batterie et s’efforçait de l’orienter dans la bonne direction. La trajectoire de l’antenne pointait directement sur la cime enneigée de certains conifères éloignés d’une cinquantaine de mètres, et l’Américain était courbé au-dessus, la mâchoire serrée par l’inquiétude, une boussole dans une main tandis que de l’autre il appuyait sur des touches. La neige s’était pratiquement interrompue, et l’air glacé semblait prendre une teinte bleutée. Derrière lui, se dessinant contre l’ombre des arbres, se dressait la cabane de bois gris, d’une immobilité absolue, apparemment déserte si l’on faisait abstraction du ruban de fumée qui s’élevait de son étroite cheminée métallique.
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