La porte du fond de l’appareil s’ouvrit soudain. La température chuta d’au moins cinq degrés. Des flocons de neige s’engouffrèrent dans le fuselage. Souvorine attrapa son attaché-case et sauta d’un bond sur la piste. Un technicien en chapka lui montra un hangar. La grosse porte coulissante était ouverte d’un quart. Dans l’ombre, à côté d’une paire de jeeps, un comité d’accueil attendait, s’abritant de la neige : trois hommes en uniforme du MVD, armés de fusils d’assaut AK-74, un type de la milice et, très curieusement, une vieille dame en épais vêtements masculins, courbée comme un vautour, appuyée sur une canne.
Souvorine devina aussitôt qu’il s’était passé quelque chose et que cela n’avait rien de réjouissant. Il le sut dès qu’il eut tendu la main au soldat le plus gradé du ministère de l’Intérieur — un jeune type au cou de taureau et à la bouche maussade, le commandant Kretov — et reçu pour toute réponse un salut juste assez nonchalant pour paraître une insulte. Quant aux deux hommes de Kretov, ils ne prirent même pas la peine de remarquer son arrivée. Ils étaient bien trop occupés à décharger un petit arsenal de l’arrière d’une des jeeps : des chargeurs pour leurs AK-74, des pistolets, des fusées éclairantes et même un vieux RP-46, un de ces gros fusils-mitrailleurs avec ses boîtes de bandes chargeurs et son bipied métallique.
« Vous vous préparez à quoi, ici, commandant ? demanda Souvorine en faisant un effort pour paraître aimable. Une petite guerre, ou quoi ?
— On discutera de ça en route.
— Je préférerais qu’on en discute maintenant. »
Kretov hésita. Il aurait de toute évidence volontiers envoyé paître Souvorine, mais ils avaient le même grade et il n’avait pas encore pu évaluer ce civil de l’armée aux coûteux vêtements occidentaux. « Bon, rapidement alors. » Il claqua des doigts avec irritation en direction du jeune milicien dégingandé. « Dites-lui ce qui s’est passé.
— Et vous êtes ? » s’enquit Souvorine.
Le milicien se mit au garde-à-vous. « Lieutenant Korf, mon commandant.
— Alors, Korf ? »
Le lieutenant fit son rapport rapidement, nerveusement.
Peu après midi, le quartier général de la milice de Moscou avait signalé à ses pairs d’Arkhangelsk que deux étrangers se trouvaient sûrement dans les alentours de la ville, cherchant très certainement à prendre contact avec une ou des personnes répondant au nom de Safanov ou Safanova. Il s’était chargé lui-même de l’enquête. Un seul citoyen répondant à ce critère avait été trouvé : le témoin Varvara Safanova (il désigna la vieille femme) que l’on avait emmenée moins de quatre-vingt-dix minutes après réception du télex de Moscou. Elle avait confirmé que deux étrangers étaient passés la voir, puis étaient repartis, à peine une heure plus tôt.
Souvorine adressa un sourire rassurant à Varvara Safanova. « Et qu’avez-vous pu leur dire, camarade Safanova ? »
Elle contempla le sol.
« Elle leur a dit que sa fille était morte, intervint Kretov avec impatience. Morte en couches il y a quarante-cinq ans après avoir eu son lardon. Un garçon. On peut y aller maintenant ? Je lui ai déjà fait cracher tout ça. »
Un garçon, pensa Souvorine. Il ne pouvait s’agir que d’un garçon. Une fille n’aurait guère compté. Mais un garçon. Un héritier…
« Et ce garçon vit ?
— Elle dit qu’il a grandi dans la forêt, comme un loup. »
Souvorine se détourna à contrecœur de la vieille femme silencieuse pour regarder le commandant : « Et Kelso et O’Brian sont partis dans la forêt à la recherche de ce “loup”, je suppose ?
— Ils ont environ trois heures d’avance sur nous. » Kretov avait déplié une carte à grande échelle sur le capot de la jeep la plus proche. « Voici la route, dit-il. Il n’y a pas d’autre voie d’accès et ils sont obligés de revenir par le chemin qu’ils ont pris à l’aller. Mais la neige va les coincer là-haut. Ne vous en faites pas. On les aura avant la tombée de la nuit.
— Et comment on fait pour y aller ? On peut avoir un hélicoptère ? »
Kretov adressa une œillade à l’un de ses hommes. « Je crains que le commandant ne soit de Moscou et n’ait pas suffisamment étudié notre terrain. La taïga n’est pas très bien pourvue en aires d’atterrissage pour hélicoptères. »
Souvorine fit un effort sur lui-même pour rester calme. « Comment fait-on pour y aller, alors ?
— En chasse-neige, répondit Kretov, comme si c’était évident. On peut tenir à quatre dans la cabine, ou trois si vous préférez ne pas mouiller vos jolis souliers. »
Une fois encore, et avec peine, Souvorine parvint à se maîtriser. « Bon, quel est le plan, alors ? On leur dégage un chemin pour qu’ils puissent rentrer en ville derrière nous, c’est ça ?
— Si cela s’avère nécessaire.
— Si cela s’avère nécessaire », répéta Souvorine, lentement. Il commençait à comprendre, maintenant Il plongea son regard dans les yeux froids et gris du commandant, puis examina les deux hommes du MVD qui avaient fini de décharger la jeep. « Mais qu’est-ce que vous foutez par ici, les mecs. Des escadrons de la mort, c’est ça. On se fait sa petite Amérique du Sud dans la neige ? »
Kretov commença à replier sa carte. « Il faut qu’on parte immédiatement.
— Il faut que j’appelle Moscou.
— On a déjà appelé Moscou.
— Il faut que j’appelle Moscou, commandant, et si jamais vous essayez de partir sans moi, je vous assure que vous passerez les quelques années à venir à construire des aires d’atterrissage pour hélicoptères.
— Cela m’étonnerait.
— Si l’on doit en arriver à une épreuve de force entre le SVR et le MVD, ne perdez pas de vue ceci : c’est le SVR qui gagne à tous les coups. » Souvorine se tourna vers Varvara Safanova et lui adressa un petit salut. « Je vous remercie de votre aide. » Puis il se tourna vers Korf, qui observait toute la scène avec des yeux ronds. « Reconduisez-la chez elle, je vous prie. Vous avez fait du bon travail.
— Je leur ai dit, s’exclama soudain la vieille femme. Je leur ai dit qu’il n’en sortirait rien de bon.
— Vous n’avez peut-être pas tort, concéda Souvorine. C’est bon, lieutenant. Allez-y. Et maintenant, dit-il à Kretov, où est ce putain de téléphone ? »
* * *
O’Brian avait insisté pour tourner encore une vingtaine de minutes. Par le langage des signes, il avait persuadé le Russe de ranger toutes ses reliques pour les sortir à nouveau, en montrant chaque objet à la caméra et en expliquant de quoi il s’agissait. (« Son livre. » « Son portrait. » « Ses cheveux. » Chaque relique dûment embrassée avant d’être disposée sur l’autel.)
Puis O’Brian lui fit comprendre qu’il voulait le voir assis derrière la table, fumant sa pipe et lisant le journal d’Anna Safanova. (« Rappelle-toi les paroles historiques de Staline à Gorki : “Il incombe à l’État prolétaire de produire les ingénieurs de l’âme humaine”… »)
« Super, fit O’Brian en tournant autour de lui avec sa caméra. Génial. Tu ne trouves pas ça génial, Fluke ?
— Non, répliqua Kelso. C’est jamais que du cirque.
— Pose-lui une ou deux questions, Fluke.
— Certainement pas.
— Vas-y. Juste deux. Demande-lui ce qu’il pense de la nouvelle Russie.
— Non.
— Deux petites questions et on s’en va. Promis. »
Kelso hésita. Le Russe le dévisagea en se frottant la moustache avec le tuyau de sa pipe. Il avait les dents jaunes et pleines de chicots. Le dessous de sa moustache était humide de salive.
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