— Comme la moitié des gens qu’on passe à la télé. » O’Brian introduisit une nouvelle cassette sur le côté de la caméra et sourit en l’entendant s’enclencher. « On tourne. »
Derrière lui, le Russe se tenait la tête penchée au-dessus de la cuvette d’eau chaude qui fumait sur le poêle. Il s’était déshabillé, ne gardant sur lui qu’un maillot de corps jaune sale, et savonné la figure. Le grattement de la lame sur sa peau fit frémir Kjelso.
« Regarde-le, dit l’historien. Il ne sait sûrement même pas ce qu’est la télévision.
— Ça ne me gêne pas.
— Seigneur. » Kelso ferma les yeux.
Le Russe se tourna vers eux en s’essuyant sur sa chemise. Il avait le visage tout tacheté, couvert de perles de sang, mais il avait conservé une grosse moustache, aussi noire et luisante que des ailes de corbeau, et la transformation était saisissante. C’était le Staline des années 1920 : Staline dans la force de l’âge, une puissance animale. Qu’avait prédit Lénine, déjà ? « Ce Géorgien va nous servir un ragoût épicé. »
Il fourra ses cheveux sous le képi de maréchal, puis il enfila la tunique. Un peu ample au niveau de la poitrine peut-être, sinon elle lui allait comme un gant. Il la boutonna puis arpenta la pièce une ou deux fois, saluant modestement l’assemblée, d’un geste impérial de la main droite.
Il prit ensuite un volume des Œuvres complètes , l’ouvrit au hasard et le tendit à Kelso.
Puis il sourit, leva un doigt, toussa dans sa main » s’éclaircit la gorge et prit la parole. Et il se révéla parfait. Kelso s’en rendit compte instantanément. Il ne connaissait pas simplement les mots par cœur. C’était mieux que ça. Il devait avoir étudié les enregistrements heure après heure, année après année, depuis l’enfance. Il avait la diction familière, à la fois plate et impitoyable, la pulsation brutale et incantatoire. Il avait l’expression du sarcasme pesant, l’humour noir, la puissance, la haine.
« Ce ramassis d’espions, de meurtriers et de naufrageurs qu’étaient les Trotski-Boukharine, commença-t-il lentement, qui s’aplatissaient devant l’étranger, qui étaient possédés par l’instinct servile de ramper devant tous les gros bonnets étrangers et se montraient prêts à les servir en tant qu’espions (sa voix commençait à monter), cette poignée de gens qui n’ont pas compris que le plus humble des citoyens soviétiques, libéré des chaînes du capital, domine de la tête et des épaules n’importe quel gros bonnet étranger bien placé dont le cou porte encore la marque de l’esclavagisme capitaliste… (il criait à présent)… qui a besoin de cette bande misérable d’esclaves vénaux, de quelle valeur peuvent-ils être pour le peuple, et qui peuvent-ils démoraliser ? »
Il les foudroya du regard, les mettant tous au défi, Kelso avec le livre ouvert, O’Brian avec sa caméra collée contre son œil, la table, le poêle, les crânes, d’oser lui répondre.
Il se redressa, projetant son menton en avant.
« En 1937, Toukhatchevski, Iakir, Ouborievitch et autres ennemis furent condamnés à être fusillés. L’élection du Soviet Suprême de l’URSS se tint juste après. Et à ces élections, 98,6 % des votes allèrent au pouvoir soviétique !
« Début 1938, Rosengoltz, Rykov, Boukharine et autres ennemis furent condamnés à être fusillés. Les élections des Soviets de l’Union des Républiques se tinrent peu après. À ces élections, 99,4 % des votes allèrent au pouvoir soviétique ! Où sont les symptômes de la démoralisation, nous aimerions bien le savoir ? » Il posa le poing sur son cœur.
« Telle fut la fin peu glorieuse des opposants à la ligne du Parti, qui finirent en ennemis du peuple ! »
« Tonnerre d’applaudissements, lut Kelso. Tous les délégués se lèvent et encensent l’orateur. On crie : “Hourra au camarade Staline !”, “Longue vie au camarade Staline !”, “Hourra au Comité central de notre Parti !” »
Le Russe se balança au rythme des applaudissements de la foule des fantômes. Il entendait les cris, le martèlement des pieds, les vivats. Il hocha modestement la tête. Il sourit. Il les applaudit à son tour. Le tumulte imaginaire résonna dans la cabane exiguë et roula dans la clairière enneigée pour fendre le silence des arbres.
L’avion de Felix Souvorine troua le plafond de nuages bas et vira à tribord, suivant la côte de la mer Blanche.
Une tache de rouille apparut dans le désert de neige, puis s’étendit. Souvorine commença à repérer des détails. Des grues abandonnées, des ateliers de construction de sous-marins vides, des hangars de chantiers délabrés… Il devait s’agir de Severodvinsk, la grande décharge nucléaire de Brejnev, sur la côte d’Arkhangelsk, là où, dans les années soixante-dix, on avait construit les grands sous-marins qui devaient mettre les impérialistes à genoux.
Il la contempla tout en remettant sa ceinture. Des revendeurs de la Mafia avaient fureté par ici, un an auparavant, pour essayer d’acheter une tête nucléaire pour les Irakiens. Il se souvenait parfaitement de l’affaire. Des Tchétchènes en pleine taïga ! Incroyable ! Pourtant ils finiraient bien par y arriver, un jour. Il y avait trop de matériel superflu, trop peu de surveillance, trop d’argent en jeu. La loi de l’offre et de la demande finirait par coller avec la loi des moyennes, et ils obtiendraient quelque chose, un jour ou l’autre.
Les volets frémirent au bord des ailes. Il y eut un crissement de câbles. Ils descendirent encore, faisant des embardées et de brusques chutes dans la tempête de neige.
Severodvinsk s’éloigna. Souvorine distinguait des ronds gris d’eau gelée, des marécages plats et vides, des arbres couronnés de blanc et encore des arbres, à l’infini. Qu’est-ce qui pouvait vivre là-dessous ? Rien, sûrement ? En tout cas personne. Ils atteignaient les confins de la terre.
Le vieux coucou poursuivit sa course pendant encore une dizaine de minutes, cinquante mètres à peine au-dessus de la forêt, puis Souvorine aperçut enfin, devant eux, des lignes de lumière dans la neige.
C’étaient celles d’un aérodrome militaire, abrité par les arbres, avec un chasse-neige posté en bordure de piste. Celle-ci venait visiblement d’être dégagée, mais une mince pellicule blanche commençait déjà à se reformer. Ils s’approchèrent en rase-mottes, pour repérer les lieux, puis prirent de l’altitude, faisant vrombir le moteur, pour virer et entamer l’approche finale. Souvorine eut une vision fugitive d’Arkhangelsk — des tours sombres et des cheminées crasseuses dans le lointain — puis il sentit l’avion toucher et rebondir par deux fois sur la piste avant de se poser en tournant, les hélices soulevant des tempêtes de neige miniatures.
Lorsque le pilote coupa le moteur, Souvorine découvrit une qualité de silence qu’il n’avait jamais connue jusqu’alors. À Moscou, il y avait toujours du bruit quelque part, même au cœur de la nuit : un peu de circulation, une dispute chez des voisins. Mais pas ici. Ici, le silence était absolu, et Souvorine détesta cela. Il se prit à parler juste pour le combler.
« Bon travail, lança-t-il au pilote. On y est quand même arrivés.
— Oh, c’est rien. Au fait, il y a un message de Moscou pour vous. Il faut que vous appeliez le colonel avant de partir. Ça vous dit quelque chose ?
— Avant de partir ?
— C’est ça. »
Avant de partir où ?
Il n’y avait pas assez de place pour se tenir debout ; Souvorine dut s’accroupir. Il aperçut, garés près d’un vaste hangar, toute une rangée de biplans au camouflage arctique.
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