« Peut-être, proposa Kelso, qu’on devrait essayer de suivre mes empreintes… »
Mais la neige qui tombait dru commençait déjà à les effacer.
« Qui il est, Fluke ? chuchota O’Brian tandis qu’ils retournaient sous le couvert des arbres. Enfin, je veux dire : Qu’est-ce qu’il est ? Et de quoi il a peur comme ça ? »
Il est le fils de son père, pensa Kelso, voilà ce qu’il est. C’est un psychopathe paranoïaque de quarante-cinq ans, en admettant que ça puisse être possible.
« Oh non, souffla O’Brian. Qu’est-ce que c’était ? »
Kelso s’immobilisa.
Il ne s’agissait pas d’une nouvelle avalanche de neige tombée d’un arbre, cela était certain. Cela durait beaucoup trop longtemps. Un bruissement sourd, continu, quelque part devant eux.
« C’est lui, fit O’Brian. Il recommence à se déplacer. Il veut nous entraîner quelque part. » Le bruit s’arrêta brusquement pendant qu’ils écoutaient, immobiles. « Qu’est-ce qu’il fait maintenant ?
— Il nous observe, j’imagine. »
Kelso plissa une fois encore les yeux pour fouiller la pénombre, mais en vain. Des sous-bois trop denses, de grandes zones obscures trouées çà et là par des torrents de neige… il ne pouvait se raccrocher à rien tant cet endroit ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait. Il transpirait maintenant, malgré le froid, et il sentait ses poils se hérisser.
C’est alors que le hurlement retentit, une plainte assourdissante, inhumaine. Il fallut à Kelso plusieurs secondes pour comprendre que c’était l’alarme de la voiture.
Alors il y eut deux coups de feux successifs, une pause, puis un troisième.
Et enfin le silence.
Kelso ne parvint pas à se rappeler par la suite combien de temps ils étaient restés ainsi. Il se souvint seulement de la terreur paralysante : d’une soudaine impossibilité de penser ou d’agir due à la certitude qu’il n’y avait rien à faire. Il — qui qu’il fut — savait où ils étaient. Il avait tiré sur leur voiture. Il avait piégé la forêt. Il pourrait les avoir quand il le voudrait ou il pouvait les abandonner à leur sort. Ils ne pouvaient compter sur aucune aide extérieure. Il était devenu le maître absolu. Invisible. Omniprésent. Omnipotent. Dingue.
Au bout d’un moment, ils se risquèrent à un conciliabule chuchoté. Le téléphone, s’inquiétait O’Brian. Que feraient-ils s’il avait abîmé le téléphone Inmarsat ? C’était leur seul espoir, et il se trouvait à l’arrière de la Toyota.
Peut-être qu’il ne savait pas à quoi ressemblait un téléphone satellite, avança Kelso. Peut-être qu’ils feraient mieux de rester là jusqu’à la nuit, puis d’essayer d’aller le récupérer…
Soudain, O’Brian lui saisit le coude avec force.
Un visage les observait à travers les arbres.
Kelso ne le remarqua pas tout de suite tant il se tenait parfaitement immobile, d’une immobilité si surnaturelle, si parfaite, qu’il fallut un moment à son esprit pour le repérer, pour séparer ses composantes des formes de la forêt puis pour les réassembler et décréter l’ensemble humain.
Des yeux sombres et impassibles qui ne cillaient pas. Des sourcils noirs et arqués. Une chevelure noire et hirsute retombant sur un front tanné. Une barbe.
Il y avait également une capuche faite de fourrure animale brune.
L’apparition toussa. Elle grogna.
« Camarades », articula-t-elle. La voix était rauque et le mot traînait en longueur, comme une bande enregistrée qui défile trop lentement.
Kelso sentit ses cheveux se dresser sur son crâne.
« Oh, bon Dieu, souffla O’Brian. Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu… »
Il y eut une nouvelle quinte de toux, et un raclement de glaires. Un jet de salive jaunâtre fusa dans le sous-bois. « Camarades, je suis un personnage grossier. Je ne peux pas le nier. Et je n’ai pas beaucoup fréquenté les hommes. Mais voilà. Alors ? Vous voulez que je vous tue. Oui ? »
Il sortit à découvert juste devant eux, avec vivacité, précision, faisant à peine remuer une brindille. Il était vêtu d’un grand pardessus de l’armée, rapiécé, effiloché au-dessus des genoux et resserré par une corde en guise de ceinture, et d’une paire de bottes de cavalerie dans lesquelles rentrait un pantalon bouffant. Il avait des mains immenses, et ne portait pas de gants. Dans l’une d’elles, il tenait un vieux fusil. Dans l’autre, la serviette contenant le cahier d’Anna Safanova et les papiers.
Kelso sentit l’étreinte de O’Brian s’intensifier sur son bras.
« Est-ce que c’est bien le livre ? Oui ? Et les documents le prouvent ? » La silhouette se pencha vers eux, faisant rouler sa tête d’un côté, puis de l’autre, les examinant avec intensité. « C’est donc vous, hein ? Est-ce que c’est vraiment vous ? »
Il se rapprocha, les scrutant de ses yeux sombres, et Kelso perçut l’odeur épouvantable que dégageait son corps, une odeur aigre de vieille sueur.
« Ou peut-être que vous êtes des traîtres ? »
Il recula d’un pas et leva rapidement son arme, visant depuis la ceinture, le doigt posé sur la détente.
« Non, c’est bien nous », s’empressa d’assurer Kelso.
L’homme, étonné, haussa un sourcil. « Impérialistes ?
— Je suis un camarade anglais. L’autre camarade, ici, est américain.
— Bien, bien ! L’Angleterre et l’Amérique ! Et Engels était juif ! » Il se mit à rire, montrant ses dents noires, et cracha. « Mais vous ne m’avez demandé aucune preuve. Pourquoi ça ?
— Nous vous faisons confiance.
— “Nous vous faisons confiance.” (Il se remit à rire.) Impérialistes ! Toujours des paroles sucrées. Des paroles sucrées, et puis ils vous tuent pour un kopeck, pour un kopeck ! Si c’était vraiment vous, vous demanderiez des preuves.
— Nous demandons des preuves.
— J’ai la preuve », répliqua-t-il avec un air de défi. Il dévisagea alternativement les deux intrus puis abaissa son fusil, fit demi-tour et se mit à marcher vers les arbres.
« Et maintenant ? chuchota O’Brian.
— Dieu seul le sait.
— On ne peut pas lui piquer son flingue ? À deux contre un ? »
Kelso le dévisagea avec stupéfaction. « N’y pense même pas.
— Putain, c’est vrai qu’il est rapide, hein ? Et complètement barjo. » O’Brian ricana nerveusement. « Regarde-le. Mais qu’est-ce qu’il fait maintenant ? »
Mais il ne faisait rien du tout. Il se tenait simplement debout, impassible, à la lisière des bois. Il attendait.
Ils n’avaient guère d’autre choix que de le suivre, ce qui était malaisé étant donné la vitesse avec laquelle il se déplaçait, le terrain accidenté et la jambe blessée de O’Brian. Kelso portait la mallette contenant la caméra. Une ou deux fois, ils crurent l’avoir perdu, mais jamais très longtemps. Il avait dû s’arrêter pour leur permettre de regagner du terrain.
Quelques minutes plus tard, ils retrouvèrent le sentier, mais un peu plus loin, à peu près à mi-chemin entre la Toyota abandonnée et le campement désert.
Il ne ralentit pas. Il traversa le sentier enneigé et s’enfonça dans les bois, de l’autre côté.
En voyant qu’ils quittaient la lumière grisâtre pour pénétrer à nouveau dans l’ombre, Kelso craignit que cela n’augurât rien de bon. Subrepticement, sans ralentir le pas, il plongea la main dans sa poche, arracha une page de son calepin jaune pour la rouler en boule et la laisser tomber à terre. Il recommença son manège tous les cinquante mètres environ. C’était le Petit Poucet, comme quand il était môme… seulement maintenant, il était grand et ce n’était plus un jeu.
« Bien vu », haleta O’Brian derrière lui.
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