Le campement était abandonné depuis au moins deux ans. Les quelques cabanes en bois avaient été mises à sac, et des fragments épars affleuraient sous la neige, plaques de tôle ondulée rouillées, cadres de fenêtre fracassés, planches pourries, un filet de pêche déchiré, des bouteilles, des boîtes de conserve, un canot éventré, des pièces de machines, des sacs de toile crevés et, curieusement, une rangée de sièges de cinéma. Une serre à cadre de bois avec du plastique en guise de vitres avait été renversée sur le côté.
Kelso pénétra en baissant la tête dans l’une des baraques en ruine. Le toit avait disparu et le froid s’était installé. Il y régnait une puanteur de déjections animales.
Dès qu’il en sortit, O’Brian croisa son regard et haussa les épaules.
Kelso regarda vers le bord de la clairière. « Qu’est-ce qu’il y a, par là-bas ? »
Les deux hommes levèrent leurs jumelles et les orientèrent vers ce qui leur apparut être une rangée de croix de bois à demi dissimulées par les arbres, des croix russes, à trois branches, courtes en haut, plus longues au milieu et obliques, de gauche à droite, en bas.
« Oh, mais c’est merveilleux, fit Kelso en essayant de rire. Un cimetière. Il ne manquait plus que ça.
— Allons voir », proposa O’Brian.
Il partit à longues enjambées décidées. Kelso s’efforça de le suivre, mais d’un pas plus hésitant. Vingt ans de scotch et de cigarettes semblaient s’être associés pour manifester dans son cœur et ses poumons réunis. Marcher dans la neige le faisait transpirer. Il avait un point de côté.
Il s’agissait bien d’un cimetière, abrité par les arbres. Kelso, en s’approchant, dénombra six — ou était-ce huit ? — tombes, disposées par deux, chaque couple entouré d’une petite clôture de bois. Les croix étaient de fabrication artisanale, mais soignée, ornées de plaques en émail où figuraient les noms et des photographies sous verre, suivant la coutume russe. A.I. Soumbatov , pouvait-on lire sur la première, 22.1.20–9-9.81. La photo montrait un homme d’âge moyen, en uniforme. Près de lui gisait P.J. Soumbatova, 6.12.26–14.11.92. Elle aussi était en uniforme : femme au visage lourd et aux cheveux séparés par une sévère raie au milieu. Juste à côté, il y avait les Iejov. Puis, à côté des Iejov, venaient les Goloub. C’étaient tous des couples mariés, tous à peu près du même âge et tous en uniforme. T.I. Goloub avait été le premier à mourir, en 1961. Il était impossible de distinguer son visage car la photo avait été grattée.
« Ce doit être ici, déclara tranquillement O’Brian. Pas de doute. C’est ici. Qui sont-ils, tous, Fluke ? Des militaires ?
— Non. (Kelso secoua lentement la tête.) Non, je crois que l’uniforme est celui du NKVD. Et là, regarde. Regarde ça. »
Il y avait deux dernières tombes, les plus éloignées de la clairière, légèrement à l’écart des autres. C’étaient les plus récentes. B.D. Tchijikov (un commandant, à en croire son insigne), 19.2.19–9.3.96. Et, à côté de lui, M.G. Tchijikova, 16.4. 24–16.3. 96. Elle n’avait survécu à son mari qu’une semaine exactement. Sa photo avait elle aussi été mutilée.
Ils restèrent un moment comme en deuil : silencieux, tête baissée.
« Alors il n’y a plus personne, murmura O’Brian.
— Ou une personne.
— Ça m’étonnerait. Impossible. Il y a déjà un moment que cet endroit est abandonné. Merde, lâcha-t-il subitement en donnant un coup de pied dans la neige. Non mais j’y crois pas, après tout ce qu’on a fait. On les a ratés ? »
Les bois étaient très denses à cet endroit, et l’on ne voyait pas à quelques dizaines de mètres.
« Je ferais mieux de filmer ça pendant qu’il fait encore jour, annonça O’Brian. Attends-moi là. Je retourne à la voiture.
— Oh, génial, commenta Kelso. Merci.
— T’as la trouille, Fluke ?
— D’après toi ?
— Hou ! » fit O’Brian. Il leva les bras et agita les doigts au-dessus de sa tête.
« Tu me fais une seule blague, O’Brian, et je te tue, l’avertit Kelso.
— Oh ! Oh ! Oh ! ricana O’Brian en se dirigeant vers le sentier. Oh ! Oh ! Oh ! » Il disparut derrière les arbres. Kelso entendit son rire stupide pendant encore quelques secondes, puis ce fut le silence, seulement le bruissement de la neige et le sifflement de sa propre respiration.
Mon Dieu, le travail était carrément mâché. Il suffisait de regarder les dates : elles étaient une histoire à elles seules. Il retourna à la première tombe, retira ses gants et sortit son calepin. Puis il mit un genou en terre et entreprit de décrire les croix en détail.
On avait envoyé toute une troupe de gardes du corps dans cette forêt plus de quarante ans auparavant pour protéger un bébé solitaire, et tous avaient poursuivi leur tâche, étaient restés à leur poste, par loyauté, par habitude ou par peur, jusqu’à ce qu’ils tombent morts, les uns après les autres. Ils évoquaient ces soldats japonais qui étaient restés cachés dans la jungle, sans savoir que la guerre était finie.
Il se demanda jusqu’où Mikhaïl Safanov avait réussi à aller, au printemps 1953, puis il écarta soigneusement ce genre de pensées. Mieux valait ne pas y réfléchir, pas maintenant, pas ici.
Il était malaisé de tenir le crayon entre ses doigts glacés, et difficile d’écrire sur la page balayée par les flocons de neige. Kelso alla pourtant jusqu’à la dernière croix.
Il écrivit :
« B.D. Tchijikov. Air dur, visage brutal peau sombre. Géorgien ? Mort à soixante-dix-sept ans… »
Il se demanda à quoi avaient ressemblé les camarades Goloub et Tchijikova, qui avait pu effacer ainsi leur visage, et pourquoi. Il se dégageait de ces silhouettes sans traits quelque chose d’infiniment sinistre. Il se surprit à écrire : « Auraient-ils été victimes de purges ? »
Oh, mais que foutait donc O’Brian ?
Il avait mal au dos. Les genoux trempés. Il se redressa, et une nouvelle idée lui traversa l’esprit. Il écarta une fois de plus la neige de sa feuille et mouilla le bout de son crayon.
« Les tombes sont entretenues, écrivit-il, les mauvaises herbes arrachées. Si cet endroit était abandonné, comme les baraques, ne serait-il pas envahi par les herbes folles ? »
« O’Brian ? appela-t-il. R.J. ? »
La neige assourdit son cri.
Il rangea son calepin et sortit rapidement du cimetière en remettant ses gants. Le vent soufflait devant lui sur les baraques abandonnées, soulevant ici et là des rafales de neige comme un coin de rideau.
Kelso entreprit de traverser l’espace découvert en suivant les grandes empreintes de O’Brian et arriva à l’entrée du sentier. Les traces de pas allaient bien dans la direction de la Toyota. Il porta les jumelles à ses yeux et fit la mise au point. La voiture immobilisée remplit son champ de vision, si figée et lointaine qu’elle lui parut irréelle. Il n’y avait aucun signe de vie alentour.
Curieux.
Sans abaisser les jumelles, il pivota très lentement sur lui-même, observant un tour complet à 360 degrés. La forêt. Des murs écroulés et une épave. La forêt. Des tombes. La forêt, le sentier. La Toyota. La forêt à nouveau.
Il baissa les jumelles, le front soucieux, et reprit sa marche vers la voiture, suivant toujours les traces du journaliste. Il lui fallut quelques minutes pour y arriver. Personne n’avait repris ce chemin en sens inverse, cela au moins était évident : il y avait bien deux paires de traces qui menaient à la clairière et une seule qui retournait à la voiture. Il s’approcha de la Toyota et allongea le pas pour mettre les pieds dans les traces de son compagnon plus grand et pouvoir reconstituer ainsi tous ses mouvements : voilà, par là… et… par là…
Читать дальше