« Mon collègue voudrait savoir si vous avez entendu parler des grands changements qui sont intervenus en Russie, et ce que vous en pensez », demanda enfin Kelso.
Le Russe demeura un moment silencieux. Puis il se détourna de Kelso et se concentra directement sur l’objectif.
« L’une des caractéristiques de l’ancienne Russie, commença-t-il, ce sont les défaites répétées qu’elle a endurées. Tous la battaient parce que c’était un pays arriéré. On la battait parce qu’il était avantageux de le faire et que cela pouvait se faire en toute impunité. Telle est la loi des exploiteurs : battre les arriérés et les faibles. C’est la loi de la jungle du capitalisme. Si vous êtes arriéré, si vous êtes faible, alors vous avez tort ; on peut donc vous battre et vous réduire en esclavage. »
Il s’appuya contre le dossier de sa chaise, les yeux mi-clos, tirant sur sa pipe. O’Brian, caméra au poing, se tenait juste derrière Kelso, et ce dernier sentit sa main se poser sur son épaule pour le presser de poser une autre question.
« Je ne comprends pas, fit Kelso. Que voulez-vous dire ? Que la nouvelle Russie connaît la défaite et l’esclavage ? Mais la plupart des gens diraient certainement le contraire : que même si la vie est dure, ils jouissent au moins de la liberté maintenant ? »
Un sourire lent, directement adressé à la caméra. Le Russe retira sa pipe de la bouche et se pencha en avant pour en tapoter la poitrine de Kelso.
« Tout cela est très bien. Mais, malheureusement, la liberté seule ne suffit pas, loin de là. Quand il y a pénurie de pain, pénurie de beurre et de graisse, pénurie de tissu, quand les conditions de logement sont mauvaises, la liberté ne vous mène pas très loin. Il est très difficile, camarades, de vivre seulement de liberté. »
O’Brian chuchota : « Qu’est-ce qu’il dit ? Est-ce que ça se tient ou pas ?
— D’une certaine façon, ça se tient. Mais c’est étrange. »
O’Brian persuada Kelso de poser encore deux questions, chacune suscitant le même genre de réponses figées, puis, lorsque Kelso refusa de continuer à traduire, il insista pour aller filmer le Russe dehors.
Kelso les observa un instant par la petite fenêtre malpropre : O’Brian traçait une marque dans la neige puis marchait vers la cabane et revenait en désignant la ligne, essayant de faire comprendre au Russe ce qu’il attendait de lui. Kelso avait l’impression que le Russe n’avait attendu qu’eux. « C’est donc vous, hein ? avait-il demandé. Est-ce que c’est vraiment vous … »
« C’est bien le livre… »
Il avait visiblement reçu une instruction idéologique — le terme d’endoctrinement eût mieux convenu. Il savait lire. Il semblait avoir été élevé dans l’attente de sa destinée : la certitude messianique qu’un jour des étrangers apparaîtraient dans la forêt, porteurs d’un livre, et que, même s’ils étaient des impérialistes, ce seraient eux …
Le Russe paraissait de fort bonne humeur. Il approcha son index de son œil puis l’agita en direction de la caméra, il rit, se baissa et confectionna une boule de neige qu’il lança malicieusement sur le dos de O’Brian.
Homo sovieticus, pensa Kelso, en personne.
Il essaya de se remémorer quelque chose, un passage de la biographie de Volkogonov qui citait Sverdlov, ancien compagnon d’exil de Staline en 1914. Staline refusait de s’associer aux autres bolcheviks, et cela avait frappé Sverdlov. Il était là : inconnu à près de quarante ans, sans avoir jamais travaillé de sa vie, sans compétences, sans profession, et pourtant il partait toujours chasser et pêcher tout seul, et « donnait l’impression qu’il attendait que quelque chose se produise ».
La chasse. La pêche. L ’ attente .
Kelso se détourna de la fenêtre et remit rapidement le cahier dans la serviette, qu’il fourra sous sa veste. Il jeta un nouveau regard par la fenêtre puis s’approcha de la table et chercha parmi les Œuvres complètes.
Il ne lui fallut que deux minutes pour trouver ce qu’il cherchait : deux pages cornées dans deux tomes différents, deux passages lourdement soulignés au crayon noir. C’était bien ce qu’il pensait : la première réponse du Russe était une citation, mot pour mot, d’un discours de Staline — prononcé, pour être précis, à la Conférence pan-soviétique des Dirigeants de l’Industrie socialiste, le 4 février 1931 —, alors que la seconde était tirée d’une allocution adressée à trois mille stakhanovistes, le 17 novembre 1935.
Le fils reprenait les paroles du père.
Il entendit le bruit des bottes de Staline sur les marches de bois et replaça précipitamment les livres.
* * *
Souvorine suivit l’un des agents du MVD hors du hangar puis de l’autre côté de la piste, vers une construction basse voisine de la tour de contrôle. Le vent traversait son manteau. La neige mouillait le dessus de ses chaussures. Il était gelé lorsqu’ils atteignirent le bureau. Un jeune caporal leva vers eux un regard morne lorsqu’ils entrèrent. Souvorine commençait à en avoir plus qu’assez de ce trou pourri, de cette ville d’arriérés qu’on appelait Arkhangelsk. Il claqua la porte derrière lui.
« On ne vous a pas appris à saluer quand vous voyez entrer un supérieur, bordel ? »
Le caporal se leva si brusquement qu’il renversa sa chaise.
« Donnez-moi une ligne pour Moscou. Tout de suite. Et puis allez m’attendre dehors. Sortez tous les deux. »
Souvorine ne composa son numéro que lorsqu’ils furent sortis. Il redressa la chaise et s’assit lourdement. Un journal pornographique allemand était ouvert à la place qu’avait occupée le caporal, et un pied voilé d’un bas jaillissait de sous une pile de carnets de vol. Il entendit une sonnerie retentir faiblement. La ligne était encombrée de parasites.
« Sergo ? C’est Souvorine. Passez-moi le chef. »
La voix d’Arseniev se fit entendre un instant plus tard. « Felix, écoutez-moi. (La voix était tendue.) Il y a un moment que j’essaie de vous joindre. Vous savez ce qui s’est passé ?
— Je sais.
— Incroyable ! Vous leur avez parlé ! Vous êtes rapide.
— Oui, je leur ai parlé, et je vous demande ce que c’est que ce cirque, mon colonel. » Souvorine devait se boucher l’autre oreille avec l’index et hurler dans le combiné. « Qu’est-ce qui se passe ? J’atterris en plein bled, et là, quand je regarde par la fenêtre, je vois trois truands en train de bourrer un chasse-neige avec assez de matériel pour tenir tête à tout un bataillon de l’OTAN…
— Felix, l’interrompit Arseniev, nous n’y pouvons rien.
— Comment ça, nous n’y pouvons rien ? C’est le MVD qui nous donne des ordres, maintenant ?
— Ils ne sont pas du MVD, répondit tranquillement Arséniév. Ils font partie des Forces spéciales et portent l’uniforme du MVD.
— Spetsnaz ? » Souvorine porta la main à sa tête. Spetsnaz. Commandos. Groupe Alpha. Des tueurs.
« Qui a pris la décision de les lâcher ? »
Comme s’il ne le savait pas.
« Devinez, répondit Arseniev.
— Son Excellence était-elle ivre, comme d’habitude ? Où était-ce lors d’un rare interlude de sobriété ?
— Vous vous oubliez, commandant ! » La voix d’Arseniev se faisait coupante.
Le gros moteur diesel du chasse-neige se mit à rugir. Les coups d’accélérateur firent vibrer les doubles vitres, étouffant parfois brièvement la voix d’Arseniev. De grands phares jaunes s’allumèrent et balayèrent la neige puis se mirent à avancer pesamment sur la piste, en direction de Souvorine.
« Alors, quels sont mes ordres, exactement ?
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